Psychiatre, Psychanalyste
Du marquis de Sade au sadisme : de l’antonomase aux définitions médicales
Nom utilisé pour la première fois en 1834, vingt ans après la mort de Sade, la définition du dictionnaire de Boiste dans la version de Charles Nodier n’est pas médicale, elle apparait en plein romantisme et marque au fer rouge le sadisme :
Aberration épouvantable de la débauche, système monstrueux et antisocial qui révolte la nature[1].
Aberration contre nature, socialement dangereuse et moralement monstrueuse : cette courte définition condense les trois problématiques qui ne quitteront plus la question du sadisme : l’anormalité et le pathologique, la dangerosité pour l’ordre social et la condamnation éthico-religieuse. Aucune gradation ni nuance n’y est faite alors. Huysmans au chapitre XII d’A Rebours donne, en 1884 donc deux ans avant Krafft-Ebing, la description suivante de « cet état si curieux et mal défini » qu’est ce bâtard du catholicisme :
Il ne consiste point seulement à se vautrer parmi les excès de la chair, aiguisés par de sanglants sévices, car il ne serait plus alors qu’un écart des sens génésiques, qu’un cas de satyriasis arrivé à son point de maturité suprême ; il consiste avant tout dans une pratique sacrilège, dans une rébellion morale, dans une débauche spirituelle, dans une aberration toute idéale, toute chrétienne […] La force du sadisme, l’attrait qu’il présente, gît donc tout entier dans la jouissance prohibée de transférer à Satan les hommages et les prières qu’on doit à Dieu […] Au fond, ce cas, auquel le marquis de Sade a légué son nom, était aussi vieux que l’Église […] Le marquis de Sade qui épiçait ses redoutables voluptés de sacrilèges outrages[2].
Krafft-Ebing n’a donc pas inventé le mot Sadismus ni d’ailleurs celui de Masochismus[3]. En 1870 parait Venus im Pelz, La Vénus à la fourrure, volume du Legs de Caïn du hongrois Leopold von Sacher-Masoch, futur antonyme de Sade, lançant un éternel débat sur la symétrie des deux perversions. C’est un berlinois anonyme, qui en 1889 adresse à Krafft-Ebing une autobiographie sexuelle dans laquelle il se qualifie de masochiste. En fait, Alfred Binet, a le premier en 1887, dans une étude sur le fétichisme[4], employé le terme de « volupté de la douleur ». S’intéressant longuement au cas de Rousseau et de la fessée de Melle Lambercier, il en conclue que le fétichisme peut avoir pour objet non seulement la belle matière, mais aussi l’esprit, l’âme, l’intelligence, le cœur, en un mot une qualité psychique. Ce fétichisme spiritualiste porte l’heureux et énigmatique nom de volupté de la douleur[5]. En 1877, le psychiatre Charles Lasègue, lançant ainsi la mode de désigner les perversions par des noms en « isme », commence un article sur les exhibitionnistes par :
Notre langue médicale manque d’expression pour désigner les états si nombreux entre raison et folie. Sous ce rapport comme sous tant d’autres, la langue populaire est plus riche ; et cependant malgré la richesse de son vocabulaire, on est forcé de recourir, à l’occasion, à des néologismes[6].
Sadisme, masochisme et narcissisme sont les trois concepts psychanalytiques issus d’une antonomase. C’est une question d’incarnation du mot. Mais le narcissisme est né d’un mythe ce qui est bien différent. Le Narcisse d’Ovide est plutôt touchant, meurt de sa double erreur d’avoir confondu image et réalité d’une part, soi et l’autre d’autre part. En fait il n’est pas même pas narcissique puisqu’il n’arrive pas à s’aimer. L’antonomase le concernant est donc d’une certaine manière caduque et non auto-incarnée. En 1898, le psychiatre et criminologue Paul Näcke a choisi ce néologisme pour désigner le choix d’un individu qui traite son propre corps comme celui d’un autre objet sexuel, terme repris par Havelock-Ellis et transformé en Narcissus-like tendancy. La véritable incarnation freudienne du narcissisme a été d’ailleurs celle de Leonard de Vinci. L’Œdipe de Sophocle a donné naissance à un complexe. Si Marivaux a laissé son nom à une conduite amoureuse, Don Juan servi de modèle à la perversion narcissique, et Emma Bovary devenue une figure de l’hystérie, le donjuanisme, le marivaudage et le bovarysme ne sont pas des concepts médicaux. Sade n’a jamais connu le mot sadisme, mais a théorisé sur les passions, les taquineries, les goûts cruels, les plaisirs de la cruauté et emploie parfois le mot pervers. Le masochisme a été employé du vivant de Sacher-Masoch qui a eu son mot à dire là-dessus, le réprouvant. Sacher-Masoch et son fils regrettèrent en effet « profondément le choix du terme masochiste » fait par Krafft-Ebing sans consentement de l’auteur. Lorsque Dimitry Stefanowsky (magistrat russe auto-proclamé psychologue amateur) fit le reproche à Krafft-Ebing « de couvrir d’ignominie le malheureux auteur autrichien de son vivant », Krafft-Ebing se défendit en rappelant que le nom d’une certaine anomalie de la vue, le daltonisme, ne porta aucun préjudice à l’honneur du célèbre physicien, qu’il l’avait découverte. C’était dénier la charge sexuelle du « passivisme » et jouer sur le fait que le concept de masochisme est de toute manière propre à engendrer plutôt la compassion voire la pitié sur les malheureux humains qui ne savent que souffrir… Le sadisme a finalement la fortune critique la plus passionnée, a été rapidement hyper et réincarné, dans un nouveau Sade véhiculant tous les fantasmes et légendes comme si encore une fois les textes n’avaient servi qu’à prouver ses exactions. Réutilisé scientifiquement en 1886, le concept de sadisme a tenté d’être rattaché à un Sade plus historique que fantasmatique.
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Sade a connu sous trois régimes politiques différents six internements, dans quinze établissements différents des trois types et a donc passé vingt-sept ans enfermé.
-à Vincennes en 1763 pour « blasphème et débauche outrée » suite à l’affaire de la prostituée Jeanne Testard (blasphème en éjaculant sur un crucifix). Puis il est condamné à demeurer au château d’Échauffour de la famille de Montreuil.
-au Château de Saumur et à la forteresse de Pierre Encise près de Lyon en 1768 pour l’affaire de la mendiante Rose Keller d’Arcueil (lui aurait incisé la peau et versé de la cire sur les plaies). Libéré, il est assigné à résidence au château de Lacoste.
-au Château de Miolans en 1772-1773 pour l’affaire des bonbons à la cantharide de Marseille (aphrodisiaques). Il est condamné par contumace et brûlé en effigie à Aix, puis s’enfuit en Italie avec sa belle-sœur Anne-Prospère de Launay. Le roi de Sardaigne le fait extrader.
-En 1775 éclate l’affaire la plus sombre « des petites filles ».
-Madame de Montreuil obtient une première lettre de cachet et Sade est enfermé à Vincennes en 1777. Puis il est incarcéré à la Bastille de 1784 à 1789 avant d’être transféré une première fois à Charenton pendant la révolution. En 1784 il écrit à la Bastille Les 120 journées de Sodome puis plus tard Aline et Valcour, Les infortunes de la vertu et Justine ou les malheurs de la vertu. En 1790 sont abolies les lettres de cachet.
-Puis il sera enfermé pendant la révolution aux Madelonnettes, aux Carmes, à Saint Lazare et à Picpus en 1793 et 1794.
-Enfin sous Bonaparte il passera successivement d’une aux trois structures : Sainte Pélagie (prison), Bicêtre (hôpital) et Charenton (asile d’aliénés) de mars 1801 à sa mort en 1814.
Les divers motifs d’enferment sont intéressants à souligner : actes de délinquance voire criminels, manquement à l’honneur familial et religieux, sodomie et libertinage, désordre à l’ordre public, censure littéraire, suspect politique, folie.
Sous l’ancien régime, l’emprisonnement se faisait par lettres de cachets qui n’indiquaient ni le motif de la peine ni la durée de détention (sa belle-mère Madame de Montreuil en usa). Le motif essentiel fut d’éviter le déshonneur de la famille par la mise à l’écart.
Sous la révolution il fut accusé d’être suspect à la nation (car avait posé sa candidature à la garde constitutionnelle du roi deux ans auparavant) et de « modérantisme », puis accusé par erreur d’être inscrit sur la liste des émigrés. Il échappera à la guillotine car introuvable, puis, en liberté en 1794, s’inscrira à la section des Piques en tant que révolutionnaire. Libre, il écrira en 1795 La philosophie dans le boudoir et en 1800 Les crimes de l’Amour.
Enfin sous Napoléon Bonaparte le préfet Dubois l’accuse de folie en 1801 de « démence libertine » alors que Royer Collard affirmera plus tard qu’il n’était pas fou mais que son « délire était celui du vice ». Le motif était la censure officiellement pour Justine, mais en fait surtout pour le pamphlet sur Joséphine de Beauharnais écrit dans Zoloé et ses acolytes. Le théâtre thérapeutique comme « traitement moral des passions » théorisé par Pinel sera très utilisé par Sade et subverti au point qu’Esquirol remettra en cause son efficacité.
En outre Sade à Charenton aura non seulement vécu une liaison amoureuse avec Constance Quesnet, mais sublimé, écrit, joué au théâtre et utilisé la maison d’aliénés à son avantage, servant ainsi de contre-exemple à la théorie asilaire de Michel Foucault.
[1] BOISTE, Pierre-Claude-Victor, Dictionnaire universel de la langue française, Édition Charles NODIER, Bruxelles, J.-P. Meline, 1835.
[2]HUYSMANS, Joris-Karl, A Rebours, Paris, Gallimard, Folio, 1977, pp. 272-274.
[3] BÉJIN, André, préface de Richard von Kraff-Ebing, Sadisme de l’homme, Sadisme de la femme : « De l’homme aux goûts cruels au pervers sexuel », et de Richard von Krafft-Ebing, Les formes de masochisme : « La trilogie : anxiété, culpabilité, amour-propre », Paris, Petite bibliothèque Payot, 2010-2011.
[4] On trouve dans l’Encyclopédie le mot fétiche : nom que les peuples de Guinée donnent à leurs divinités, idoles. Du latin facticius.
[5] BINET, Alfred, Le fétichisme dans l’amour, Paris, Petite bibliothèque Payot, 2001, pp. 89-92.
[6] BÉJIN, André, préface de BINET, Alfred, Fétichisme dans l’amour, « Du fétichisme sexuel », Paris, Petite bibliothèque Payot, 2001, p. 7.