Sigmund Freud et Angelo Hesnard : le sadisme

Freud s’est plus intéressé lui aussi au sadisme qu’à Sade. Le catalogue de la bibliothèque Freud du Museum de Maresfield Gardens et la collection du Docteur Shatzsky de New York[1] ne comprennent aucun ouvrage de Sade. En revanche dans la rubrique Sexual Life, si on ne retrouve qu’une seule biographie scientifique sur Sade, celle d’Albert Eulenburg, sont présents tous les ouvrages cités par Freud, dans sa note sur le titre du premier chapitre des Trois essais de 1905 Die sexuellen Abirrungen :

Les indications contenues dans la première partie de ce traité s’appuient sur les écrits bien connus de Krafft-Ebing, Moll, Moebius, Havelock Ellis, Schrenck-Notzing Loewenfeld, Eulenburg, I. Bloch, M. Hirschfeld[2]



[1] FREUD’s Library, by Nolan D. C. LEWIS and CARNEY LANDIS , Psychoanalytic Review, vol. 44, n°3, July 1957.

[2] FREUD, Trois essais sur la sexualité, note 1.

Freud va exposer en 1905 sa première théorie du sadisme dans Drei Abhandlungen zur Sexualtheorie. Il remet d’abord en question les rôles de la dégénérescence et de l’hérédité[1]. D’autre part, il utilise comme concept opératoire la sexualité infantile, étudie les stades de l’ontogénèse de la vie sexuelle et les passages du prégénital à la sexualité adulte, de l’auto-érotisme à l’homo-érotisme à l’hétéro-érotisme. Les concepts de fixation et de régression permettront d’élaborer une psycho-pathologie (la perversion sexuelle peut être occasionnellement à coté Neben de la vie sexuelle normale, elle est pathologique si il y a fixation et exclusivité) et une nosographie des perversions en fonction de deux termes Objekt et Ziel, objet et but sexuels. Le sadisme est défini par « le désir de faire souffrir l’objet sexuel par humiliation et soumission » selon Krafft-Ebing alors que l’algolagnie insistait d’abord sur le plaisir lié à la cruauté. Il n’est autre chose qu’un développement excessif de la composante agressive de la pulsion sexuelle. Surtout, le lien entre sadisme et masochisme, déjà souligné par Krafft-Ebing, y est forgé :

 

Un sadique est toujours en même temps un masochiste, ce qui n’empêche que le côté actif ou le côté passif de la perversion puisse prédominer et caractériser l’activité sexuelle qui prévaut[2].

 

Freud montre donc en 1905 que le pervers n’est pas un monstre, que le sadisme infantile de l’enfant pervers polymorphe fait partie de l’évolution normale, et que chez l’adulte il peut être présent occasionnellement. Le pervers n’est pas celui qui a dévié, mais celui qui n’a pas dépassé la sexualité infantile et ses conflits, affronté l’épreuve de la castration. C’est dans ce sens que c’est le pathologique qui sert à définir le normal : le normal est celui qui n’en est pas resté à la sexualité infantile. La névrose est enfin définie comme le négatif de la perversion, avec des symptômes se forment par conversion des pulsions sexuelles dites perverses qui, refoulées,  ne peuvent pas trouver une expression dans des actes imaginaires ou réels. La primauté du sadisme ou du masochisme va changer dans la pensée freudienne en fonction de sa théorie des pulsions, du narcissisme et l’introduction de la pulsion de mort. En 1915, à l’époque du premier dualisme pulsionnel pulsions d’autoconservation / pulsions sexuelles, dans Triebe und Triebschicksale[3], le sadisme est pour Freud d’abord premier et subit un double retournement pour aboutir au masochisme (contre son moi propre et renversement dans son contraire de l’activité en passivité). Avec la pulsion du mort postulée en 1920 dans Jenseits des Lustprinzips,  puis en 1924 dans Das Ökonomische Problem des Masochismus[4], le sadisme proprement dit sera la partie de la pulsion de mort liée à la libido et tournée vers l’extérieur, et le masochisme primaire érogène la partie restée dans l’organisme. Freud distinguera le sadisme accru du surmoi du masochisme propre du moi, et trois formes de masochisme : moral (culpabilité), érogène, féminin.

Angelo Hesnard  introduira en France la psychanalyse freudienne en  1914 avec Emmanuel Regis.  Quoique réticent au pansexualisme freudien, il publie en 1933 un traité de Sexologie normale et pathologique riche en définitions, où il distingue le besoin génital (sexophysiologie), le désir érotique (érotologie) et le comportement sexuel (psychologie sexuelle). Il y distingue trois sadismes : le grand sadique criminel (Gilles de Ray ou Jacques l’éventreur), le petit ou moyen sadique pervers (Sade) et le sadique moral (qui ne passe pas à l’acte sexuel)… et définit le sadisme comme suit :

 

Perversion sexuelle dont le nom classique est tiré de celui du fameux Marquis de Sade, dont on connait les avatars d’auteur et aussi d’acteur de jeux sexuels au point de se faire embastiller et de finir dans un asile d’aliénés[5].

 

Quoique adhérant à la théorie selon laquelle le sadomasochisme est une seule et même perversion sous deux aspects actif et passif, le portrait de Sacher-Masoch, fait au détour de  sa définition du masochisme, est autrement plus élogieux que celui de Sade :

 

Nom tiré de l’écrivain hongrois Masoch, célèbre par les raffinements voluptueux dont sont empreintes ses nouvelles (auto-observations transposées par imagination en art littéraire)[6].

 

C’est donc avec surprise que, dans deux préfaces aux œuvres complètes de Sade, écrites peu avant sa mort en 1964 et 1966, Réflexions sexologiques à propos des 120 Journées de Sodome et Rechercher le semblable, découvrir l’homme dans Sade (à propos de  Justine), on découvre une inflexion de sa position, insistant sur le narcissisme de Sade, sur son courage devant la persécution, son opiniâtreté à défendre sa cause, s’efforçant d’admettre qu’il doit qualifier le sadisme de Sade d’« hors-série[7] ». Dépassant cette fois l’opposition apparente entre «  la sensualité d’exigence dominatrice hautaine du divin marquis et la passivité raffinée et humble de l’écrivain hongrois », il reconnait :

 

De telles fantaisies annoncent l’outrance grandiose, plus esthétique des créations de Sade ; Ce qui incite à penser que, de toutes les perversions érotiques, c’est le sado-masochisme qui possède la plus évidente et puissante fécondité d’imagerie sensuelle servie chez Sade par une exceptionnelle ferveur créatrice[8].

L’aspect onirique de ce chef-d’œuvre (120 journées) phantasmatique apparait dans la condensation des érotismes aberrants, dans leur complexité croissante, dans le développement arithmétique des évènements dramatiques, chargés d’une ambivalence d’ignominie résolue et de fascination voluptueuse[9].

 

Angelo Hesnard a donc fait évaluer son discours sur Sade, dépassant la nosographie et humanisant le cas clinique en s’intéressant à ses écrits.



[1] Voir LANTERI-LAURA, Op. Cit., Chapitre III, Le problème des perversions dans l’œuvre de Freud, pp. 75-123.

[2] FREUD Sigmund, Drei Abhandlungen zur Sexualtheorie, 1905, Trois essais sur la théorie de la sexualité, traduction Blanche Reverchon-Jouve, Paris, Gallimard, Idées, 1962, p. 46.

[3] FREUD, Sigmund, Triebe und Triebschicksale, 1915, Pulsions et destins des pulsions dans : Métapsychologie, traduction Philippe Koeppel, notices Paul-Laurent Assoun, Paris, Flammarion, Champ classique, 2012, p. 89.

[4] FREUD, Sigmund, Das ökonomische Problem des Masochismus, 1924, Le Problème économique du masochisme, dans : Névrose, psychose et perversion, traduction J. Laplanche, Paris, PUF, 1973, p. 291.

[5] HESNARD, Angelo, Manuel de sexologie normale et pathologique, Paris, Payot, deuxième édition, 1962.

[6] Ibid, p. 620.

[7] HESNARD, Angelo, Rechercher le semblable, découvrir l’homme dans Sade, préface aux Œuvres  Complètes du Marquis de Sade, Tome III, Justine ou les malheurs de la vertu, La philosophie dans le boudoir, Paris, Cercle du livre précieux, 1966, p. 20.

[8] HESNARD, Angelo, Réflexions sexologiques, préface aux Œuvres Complètes du Marquis de Sade, Tome XIII, Les cent vingt Journées de Sodome, Paris, Cercle du livre précieux, 1964, p. XX.

[9] Ibid, p. XXIII.