Max ERNST et les rêves

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« Avant sa plongée, nul scaphandrier ne sait ce qu’il va rapporter. Ainsi le peintre n’a pas le choix de son sujet…De même que celui qui prétend fixer sur une toile les rêves de ses nuits n’accomplira pas une autre besogne que l’artiste acharné à copier trois pommes, sans se soucier d’autre chose que de la ressemblance. Le contenu idéologique – manifeste ou latent- ne saurait dépendre de la volonté consciente du peintre. »               Max ERNST. Où va la peinture ? 1935.

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Le rêve a servi de paradigme pour une Weltanschauung surréaliste et d’analogon pour l’œuvre d’art. Il convient de distinguer deux démarches réflexives : interpréter une  œuvre d‘art comme un rêve, et comparer le travail du rêve à celui de l’artiste. Se poser la question « peut-on fixer en image un rêve ? » revient à s’interroger sur les passages de l’image psychique à l’image-médium, alors que le rêve, dans sa triple régrédience, résulte d’abord de la transformation de pensées en images : c’est la figurabilité. Max Ernst, en réalisant des collages, en inventant le frottage, en puisant dans son réservoir mnésique afin de recombiner sans cesse de nouvelles images, a utilisé la diversité des supports pour tenter tous ces passages et exploité au maximum ses facultés hallucinatoires, en détournant la contrainte technique au service de l’onirisme. Opérant un retour à l’enfance de l’art, il a illustré ainsi le travail synchrone de l’artiste-rêveur : penser, rêver, se souvenir, transcrire en images, interpréter, recr

Le rêve analogon de l’œuvre d’art.

 

« Le rêve exprime la relation qui existe à coup sûr entre tous les fragments de ses pensées en unissant ces éléments en un seul tout, tableau ou suite d’évènements. Il présente les relations logiques comme simultanées, exactement comme le peintre qui réunit en une Ecole d’Athènes ou en un Parnasse tous les philosophes ou tous les poètes, alors qu’ils ne se sont jamais trouvés ensemble dans ces conditions : ils forment pour la pensée une communauté de cette sorte. »

 

Cette analogie entre rêve et peinture faite par Freud dans L’interprétation des rêves[1]au chapitre sur le travail du rêve et particulièrement sur les procédés de figuration, nous amène d’emblée à mettre en connexion les représentations citées par Freud avec une de Max Ernst : L’ Ecole d’Athènes de Raffaello Sanzio de la chambre de la Signature du Vatican (1508-1511) réunissant en particulier Platon (sous les traits de Léonardo da Vinci), Aristote, Héraclite (Michelangelo Buonarroti), Euclide (Bramante) et un autoportrait du peintre, ou Le Parnasse (Figure 2) réunissant des personnages de temps encore plus divers tels les neufs Muses, Apollon, Homère, Ovide, Virgile, Pétrarque, Dante, Boccace…avec  le Rendez-vous des amis de Max Ernst de 1922 (Figure 1). Raphaël avait ainsi déjà employé la condensation (un artiste italien du Cinquecento rendant hommage à un savant de l’antiquité grecque en lui empruntant ses traits) et la diachronie, faisant coexister des personnages de deux époques éloignées pour signifier la Renaissance, et en plus dans un lieu inspiré de la Basilique de Constantin donc d’une troisième époque faisant ainsi le lien entre le païen et le chrétien. Max Ernst utilise aussi la diachronie avec la présence au milieu du groupe surréaliste justement de Raphaël, dont la présence peut s’expliquer par plusieurs raisons : hommage rendu à son père peintre – comme d’ailleurs Giovanni Santi – qui copiait des sujets religieux dont la Dispute du Saint Sacrement [2] (œuvre qui pourrait aussi servir d’analogon), préfiguration de son admiration pour le Maître dont il peindra ses propres versions de la Belle Jardinière, enfin allusion au Père de la peinture, établissant ainsi un lien de parenté idéologique pour faire du surréalisme une nouvelle Renaissance. Alors que le visage emblématique de trois-quarts de Raphaël, dont le corps est caché, apparait au dernier plan, comme en rêve, celui de Dostoïevski est plus frontal, massif, au premier rang, et c’est sur les genoux de l’écrivain russe que Max Ernst est assis (allusion à L’Eternel mari et à la relation  triangulaire de Max Ernst, d’Eluard et de Gala[3] ?). Si nous pouvons déjà remarquer que ces hommages-allusions sont construits comme une chaîne associative, on note qu’Ernst attribue aussi à chaque personnage un propre signifiant : soit par une attitude particulière, un geste, un jeu de mains (la rhétorique des mains est ici remarquable par un artiste dont le père s’occupait de sourds-muets), un costume ou un objet fétiche visible ou non. Aux jeux de mains correspondent d’ailleurs au premier plan sur le sol une véritable valse-rhétorique des pieds. Ainsi, Hans Arp tend le bras vers une miniature du Cabaret Voltaire, René Crevel joue du piano invisible (allusion à la musique intérieure des rêves recherchée lors des périodes de sommeils et que Crevel évoquera plus tard dans le clavecin de Diderot) , André Breton (majestueux ayant la tête la plus grosse) fait un geste de bénédiction (allusion au Pape du surréalisme) et dissimule Aragon au second rang, portant une couronne de lauriers tel Apollon mais sur les hanches, Baargeld (compagnon d’Ernst s’auto-appelant « argent comptant » de Dadamax à Cologne) et Desnos arrivent en dansant, Eluard ferme au contraire le poing avec obstination, De Chirico est en péplum évoquant une colonne cannelée rappelant l’importance de l’antiquité dans ses architectures métaphysiques, Gala s’en va (elle quittera Eluard et Ernst pour Dali), Benjamin Péret porte un monocle (allusion à la vision aveugle) avec à ses pieds une pomme de terre (allusion à la corvée de cuisine à l’armée), enfin Max Ernst fait lui-même un geste de signature en X avec ses deux mains droites « très habiles ». Il y a donc aussi du prémonitoire dans ce portrait comme dans celui d’Apollinaire par De Chirico (Figure 58), pour intensifier l’intemporalité et abolir toute synchronie. De même, la scène se situe dans un no-man’s land montagneux éclairé au premier plan par une forte lumière du jour venant de nulle part, coexistant avec le fond de ciel nocturne sur lequel se dessine le soleil noir mélancolique de Nerval. Les rapports spatiaux, temporels et logiques sont abolis comme dans un rêve. Ernst et Raphaël coexistent en même temps que le jour et la nuit dans un lieu mystérieux de la planète : seuls un rêve et un tableau pouvaient représenter une telle rencontre. Cette relation analogique entre rêve et œuvre d’art plus généralement repose sur l’impossibilité par le rêve de représenter les relations logiques entre les pensées qui le composent, mais Freud précise à propos de ces défauts d’expression que « Les arts plastiques, peinture et sculpture, comparés à la poésie, qui peut, elle, se servir de la parole, se trouvent dans une situation analogue. »[4] Enfin, il analyse le processus de figurabilité qui doit représenter les relations causales par la succession : « De même que la peinture a fini par trouver le moyen d’exprimer autrement que par des banderoles les intentions des personnages qu’elle représentait (tendresse, menace, avertissement…), le rêve parvient à faire ressortir quelques-unes des relations logiques entre les pensées en modifiant d’une manière convenable leur figuration.». Les rêves sont certes des rébus, (d’où la métaphore archéologique de la psychanalyse qui fouille dans l’inconscient et interprète les morceaux trouvés comme on déchiffre des hiéroglyphes), mais non des bandes-dessinées.  

 

Ainsi Freud[5] reproduit pour illustrer la théorie du rêve, des symboles et du réveil des dessins trouvés par Sándor Ferenczi dans un journal humoristique hongrois (Figure 5). Il s’agit de l’illustration en huit images d’un rêve fait par une gouvernante française. La dernière image montrant le réveil de la nourrice dans une chambre à coucher à cause des hurlements de l’enfant nous confirme que les sept premières images étaient bien celles d’un rêve. La première image montre le petit garçon en promenade avec la gouvernante  lui demandant de faire pipi, ce qu’il fait sur la seconde image et ce qui permet ainsi à la gouvernante de rester couchée et de continuer à rêver ! Mais les autres images montrent symboliquement l’accroissement de l’excitation de l’enfant qui hurle et contre laquelle la nourrice lutte pour ne pas se réveiller : le pipi du petit garçon fait naître un torrent sur lequel flotte un canoë, puis une gondole, puis un voilier, puis un paquebot. La lutte entre le désir de sommeil et le devoir de réveil est représentée en images par cette séquence. Le déroulement dans le temps est ici respecté mais ces dessins illustrent la force de la figuration symbolique dans le rêve. Contrairement à une bande dessinée, le crescendo des symboles dans l’enchainement des séquences dispense les images d’une « banderole explicative ». C’est le déchiffrement des symboles, qui, se faisant comme dans un rébus, permet l’interprétation des images du rêve.

 

Le travail du rêve comprend quatre mécanismes : condensation (Verdichtung), déplacement (Verschiebung), prise en compte de la figurabilité (Rücksicht auf Darstellarbeit) et élaboration secondaire ou prise en compte de l’intelligibilité (Sekundäre Bearbeitung  oder Rücksicht auf Verständlichkeit)[6]. La condensation aboutit à une représentation unique « carrefour » qui représente en fait plusieurs chaînes associatives. C’est à la fois un effet de la censure et un moyen de lui échapper. Sur le plan économique, il ne s’agit pas d’un résumé, mais d’une traduction abrégée rendant le contenu manifeste plus court et plus énigmatique. Mais si certaines images d’un rêve sont si fortes, c’est qu’elles sont en tant que produits de condensation très investies. Le déplacement est le détachement de l’énergie d’investissement d’une représentation sur d’autres moins intenses mais toujours reliées par une chaine associative, ce qui fait que des détails minimes, des faits récents ou anciens représentent le contenu latent. Déplacement et condensation sont aussi à l’œuvre dans le symptôme et le mot d’esprit[7] (ce dernier texte sur le Witz fut particulièrement lu et prisé par les surréalistes comme nous le verrons au chapitre 2). La figurabilité traduit les exigences des pensées du rêve : elles doivent subir une sélection et une transformation qui les rendent à même d’être représentées en images. Enfin, le rêve doit subir un remaniement destiné à lui donner un scénario néanmoins cohérent et compréhensible. Bien que Freud précise qu’elle n’a pas lieu « après-coup », on pourra faire le rapprochement avec le travail secondaire de figuration que feront les surréalistes sur leurs œuvres après un premier temps de création entièrement dédié au hasard.  Le travail du rêve obéit donc à une triple régrédience : formelle (transformation de pensées en images), temporelle (retour dans le passé) et topique (passage du système perception-préconscient à l’inconscient et au processus primaire) pour réaliser son activité hallucinatoire. Pour Freud, le rêve est un souvenir visuel, une mise en images (Verbildlichung) de scènes de l’enfance qui ne peuvent pas être revécues ni en pensées ni en images conscientes : « Le rêve serait le substitut de la scène infantile modifiée par transfert sur le récent…Tout ce qu’un enfant de deux ans a déjà pu voir sans le comprendre peut bien ne jamais revenir à sa mémoire, sauf dans les rêves. »[8] Cette réflexion de Freud sur la toute puissance mnésique des images dans le rêve pourrait être rapprochée d’une célèbre citation de Max Ernst dans La nudité de la femme est plus sage que l’enseignement du philosophe [9] évoquant finalement la toute puissance créatrice de nos images psychiques. Après avoir expliqué, dans Au-delà de la peinture, quil n’a pas élaboré une théorie mais exposé des méthodes pour trouver des solutions imaginaires aux mystères de la nature, Ernst en conclue : « Nulle théorie. Des conclusions, oui. Celle par exemple qui veut qu’on en finisse avec le mythe vétuste de l’artiste-créateur-ex-nihilo ». L’artiste est moins un inventeur qu’un éveilleur d’images qu’il recombine de manière nouvelle à chaque fois (c’est particulièrement ce que fera Ernst avec les collages). La psyché du créateur est donc un  réservoir  inépuisable d’images  dans lequel il puise comme  un rêveur puise dans son inconscient pour revivre de manière hallucinatoire ses désirs infantiles.

 

L’analogie entre peinture et rêve peut être ainsi résumée en quatre  points :

 

1-La figurabilité : la transformation des pensées en images est le point de départ commun.

 

2-La diachronie : le temps psychique de la représentation est au delà de toute logique. 

 

3-L’espace du rêve : l’écran de projection et la surface de l’image-médium sont en fait une fenêtre ouverte sur l’intérieur (renversement de la métaphore d’Alberti).

 

4-Le hiatus apparent entre le contenu manifeste et le contenu latent peut renvoyer à la différence entre iconographie et sujet[10] et ouvrir sur une autre analogie méthodologique et herméneutique : celle de la méthode iconologique et de l’interprétation psychanalytique.

 

Nous terminerons cette introduction sur l’analogon rêve-peinture en rappelant le dispositif mis en place par Denis Diderot, dans le Salon de 1765 au sujet de Corésus et Callirhoé de Jean-Honoré Fragonard, pour « feindre » de construire en rêve le tableau. Diderot écrit en effet à Melchior Grimm qu’il ne peut l’entretenir sur ce tableau absent du Salon, mais lui raconte une « vision assez étrange [11]», survenue la nuit suivant un  jour dont il avait passé la matinée à voir des tableaux et la soirée à lire Platon. Le rêveur se trouve enchaîné dans une caverne rappelant « l’antre du philosophe grec », face à un mur-toile servant d’écran de projection pour des scènes simulées par des charlatans. Les fantasmagories qui se déploient sur la paroi sont celles de l’histoire de Corésus et Callirrhoé. Ainsi, comme le montre Daniel Widlöcher[12] (reprenant Le sacrifice en rêve de Jean Starobinski), le rêve invente-réinvente le tableau, et, l’articulation entre le contenu manifeste du rêve de Diderot et l’œuvre de Fragonard se fait de telle manière, que le déroulement des scènes anticipe la vision finale du tableau. Le dispositif imaginé par Diderot – pour ce quatuor – est complexe : la paroi de la caverne de Platon sert d’écran de projection aux scènes du rêve en construction, Diderot raconte le déroulement de son rêve à Grimm qui y reconnait « avec surprise » le tableau de Fragonard, œuvre finale fixée sur une toile (absente). Les différentes étapes de la représentation d’un rêve sur une image-médium sont donc relatées par Diderot, le passage de l’écran du rêve à la toile du tableau se faisant via la narration orale du rêveur à un intermédiaire-analyste, interprétant-reconnaissant l’image finale de l’artiste. L’originalité est ici que le rêveur et l’artiste sont distincts, mais se rencontrent à travers les images du rêve condensées en un seul tableau (et vice-versa du tableau absent retrouvé en rêve). Comme l’écrit Grimm à Diderot [13] : « Mais, mon ami, du train dont vous rêvez, savez-vous qu’un seul de vos rêves suffirait pour une galerie entière ?…C’est un beau rêve que vous avez fait, c’est un beau rêve qu’il a peint ». 

 

La querelle du rêve entre psychanalystes et surréalistes : le rêve paradigme.

 

S’il est difficile de résumer ce que nous pourrions appeler  « la querelle du rêve  entre psychanalystes et surréalistes », c’est qu’il faut peut-être d’emblée mesurer l’écart entre la conception freudienne du rêve en tant que « voie royale de l’exploration de l’inconscient » et le pouvoir immense accordé par  le surréalisme au rêve en tant que paradigme suprême  d’une certaine Weltanschauung.

 

Il existe des points communs où l’accord est indiscutable :

 

-La théorie freudienne de l’interprétation des rêves décrite dans Traumdeutung est acceptée par les surréalistes. Breton repose d’ailleurs la question de base : « Que deviennent dans les rêves, le temps, l’espace, le principe de causalité? »[14]. Sur la figurabilité et la prévalence des images visuelles, sur le travail du rêve (déplacement, condensation), la censure, le rêve en tant que  réalisation hallucinatoire de désirs, il y a consensus.

 

-D’autre part, l’analyse de ses propres rêves sert d’autoanalyse. Les rêves doivent être notés dès le réveil, racontés librement …   

 

Mais il existe des divergences de fond : 

 

-Tout d’abord, Breton fait deux objections à Freud, curieusement d’ordre méthodologique mais pourtant très justifiées. Freud a analysé des rêves de malades (surtout hystériques) et son autoanalyse a nécessité une éviction de certains de ses fantasmes sexuels par pudeur.[15] Le matériel idéal serait en effet l’analyse des rêves d’un sujet « névrotique-normal » sans censure consciente.

 

-Deuxièmement, la portée littéraire et politique de l’analyse des rêves est une résultante de l’investissement massif fait par les surréalistes dans le paradigme du rêve. La narration et l’analyse des rêves se faisaient aussi en groupe, à des fins poétiques et politiques d’où les nombreuses métaphores révolutionnaires : « la déclaration des droits du rêveur, les procès verbaux, l’internationale du rêve, le surréalisme SASDLR (au service de la révolution),  Aragon Président de la République du Rêve ». En affirmant « la toute puissance du rêve », Breton en fait donc  le paradigme suprême pour une  Weltanschauung  différente de celle de Freud qui au contraire dénonce la surestimation romantique, mystique puis  surréaliste du rêve. Si l’occupation préférée de Breton était « de rêver en dormant », il a fait du poète « un rêveur définitif ». Le but de ses récits de rêves n’était ni scientifique ni thérapeutique.

 

-Troisièmement et surtout, la discordance sur le plan théorique a été résumée parfaitement par J.-B. Pontalis[16]sous le terme de « Breton/Freud : les vases non communicants » : « Tout porte à croire qu’il existe un certain point de l’esprit d’où la vie et la mort, le réel et l’imaginaire, le passé et le futur, le communicable et l’incommunicable, le haut et le bas cessent d’être perçu contradictoirement. ». Cette fameuse phrase du Second manifeste du surréalisme de Breton porte en triomphe le principe « des vases communicants », à savoir  la négation de toute antinomie. Breton propose de vivre au moins au niveau du rêve, sinon au dessus, et la métaphore des vases communicants, basée sur l’osmose et la perméabilité entre les deux tissus capillaires intérieur et extérieur, signifie la négation de tout conflit. Or la métapsychologie freudienne est une psycho-dynamique des conflits. Il s’agit donc d’une remise en cause du dualisme freudien : inconscient-conscient, Eros-Thanatos, désirs du çà et interdits du surmoi, pulsions de vie et de mort, choix d’objet narcissique et par étayage …et du principe fondamental que l’analyse est une analyse de conflits.

 

Breton, en prônant la suppression des antinomies (entre la pensée et le langage : « la pensée parlée », le déterminisme et la liberté : « le hasard objectif », la perception et la représentation mentale, la veille et le sommeil, l’homme et la femme fusionnant dans « l’amour fou ») propose dans l’exploration du rêve une :  « Interprétation, oui, mais avant tout libération des contraintes logiques, morales et autres en vue de la récupération des pouvoirs originels de l’esprit. » Pour Freud, le rêve n’échappe pas à la culpabilité et son scénario résulte même de compromis entre les désirs et la censure.

 

-Quatrièmement, la question de l’automatisme mérite d’être précisée. Breton définit dans le Premier Manifeste du surréalisme de 1924[17] l’automatisme psychique pur permettant « d’exprimer soit verbalement, soit par écrit, soit de toute autre manière, le fonctionnement réel de la pensée. Dictée de la pensée, en l’absence de toute contrainte exercée par la raison et en dehors de toute préoccupation esthétique ou morale.». Il faut préciser les différences entre les automatismes de Janet et de Clérambault, et l’association libre de Freud. En 1889, Pierre Janet définit l’automatisme psychologique, c’est-à-dire des perceptions ou des phénomènes mentaux finalisés sans intervention de l’attention ni de la volonté (comme la catalepsie ou l’hystérie ou l’hypnose). En 1920, Gaëtan de Clérambault décrit l’automatisme mental chez des patients présentant des hallucinations psychiques, des intuitions révélatrices, des impressions d’être sous l’emprise d’une puissance extérieure guidant leur pensée, avec ces différents syndromes de devinement, d’espionnage, d’écho, de vol, d’influence et de coercition de la pensée (particulièrement dans la schizophrénie). Enfin, Freud définit dans la technique psychanalytique[18] la « libre association » (Freie Assoziation) comme une méthode qui consiste à exprimer sans discrimination toutes les pensées qui viennent à l’esprit, soit à partir d’un élément donné (mot, rêve…), soit spontanément. Freud s’est sans doute inspiré des expériences de Wilhelm Wundt de l’Ecole de Zürich (dont nous verrons le lien avec Max Ernst via Oswald Külpe) qui étudiaient les temps de réactions des mots inducteurs. Il a surtout, dès les Etudes sur l’hystérie, compris l’importance de la libre association dans l’expression de l’inconscient. Une idée (Einfall ) qui vient au sujet renvoie à d’autres éléments d’une chaîne associative que Freud qualifie de ligne (Linie), fil (Faden), enchaînement (Verkettung), ou train (Zug) comportant des points nodaux (Knottenpunkte) de recoupement. Les associations libres s’enchainent selon une organisation complexe de la mémoire en fonction des traces mnésiques, et s’organisent selon une dynamique de conflits propres à chacun. Il faut enfin bien faire la différence avec  « l’associationnisme », thèse philosophique empiriste (David Hume, John Locke) en opposition au rationalisme et expliquant la vie mentale par l’association des idées selon leur causalité en comparaison avec la loi d’attraction universelle d’Isaac Newton. L’automatisme psychique surréaliste défini par Breton serait donc plus proche de la libre association freudienne que de l’automatisme psychologique ou hallucinatoire psychique, mais avec une différence fondamentale concernant le hasard des associations qui n’existe pas pour Freud. Enfin les séances de rêves éveillés se rapprochent plus de l’hypnose avec suggestion (donc de l’automatisme de Pierre Janet), alors que les expériences hallucinatoires  ou « visions de demi-sommeil » de Max Ernst sont des états de dépersonnalisation-déréalisation. Rappelons qu’une hallucination (positive) est une perception sans objet, mais sans critique ni discernement de la personne hallucinée (c’est ce qui arrive dans le rêve). Une dépersonnalisation est un sentiment de perte de la réalité et d’identité où le sujet devient spectateur de son expérience mais avec une certaine lucidité. C’est ce que Max Ernst décrit par  « Le monde des flous [19]». Alfred Maury (souvent présenté comme le précurseur de Freud) publie en 1861 Le sommeil et les rêves  et étudie les hallucinations hypnagogiques. Erudit, mais ni philosophe ni médecin, secrétaire du comte de Clarac (conservateur au Musée du Louvre), il décrivit son célèbre rêve de la guillotine témoignant de l’accélération de la pensée dans le rêve et dont il se réveilla brutalement avec la flèche de son lit sur le cou ! Il a le premier montré le lien entre les hallucinations hypnagogiques et les rêves.    

 

Résumons les objections freudiennes :

 

-Il n’y a pas d’interprétation sans associations libres dans le cadre analytique avec un analyste et sans analyse du transfert sous réserve de faire une  analyse sauvage  sans effet thérapeutique.

 

-Sur le plan de la Weltanschauung : le rêve est un modèle épistémologique comme le Witz mais obéissant à un travail strict et à une logique. L’Interprétation des rêves freudienne s’opposerait ainsi à la Trajectoire du rêve surréaliste. 

 

-Il n’y a pas d’affranchissement des contraintes morales dans le rêve.

 

-Il n’y a pas de rêve prophétique.

 

-Il n’y a pas de rôle social du rêve (contrairement au Witz), encore moins de rôle politique révolutionnaire. Le marxisme refuse de s’accommoder de la frustration sociale et d’obéir à l’Idéal du Moi de la classe dirigeante. Le freudisme cherche à trouver une tolérance à la frustration et des compromis pour la résolution des conflits intérieurs.

 

Entre Breton et Freud, l’oscillation entre fascination-intrigue  et répulsion-méfiance  a été bilatérale, d’où l’alternance de compliments et de reproches perceptibles dans ces petites phrases devenues célèbres : Breton qualifie Freud d’ « esprit philosophique inculte » et, déçu par sa  visite à Vienne en 1921 il écrit : « Aux jeunes gens et aux esprits romanesques qui, parce que la mode est cet hiver à la psychanalyse, ont besoin de se figurer une des agences les plus prospères du rastaquouèrisme moderne, le cabinet du professeur Freud avec des appareils à transformer les lapins en chapeaux et le déterminisme bleu pour tout buvard, je ne suis pas fâché d’apprendre que le plus grand psychologue de ce temps habite une maison de médiocre apparence dans un quartier perdu de Vienne. ». Mais, en 1938,  dans Trajectoire du rêve, Breton rend hommage à Freud dès la première page : « A la veille de publier cet ouvrage, nous apprenons dans un grand serrement de cœur l’arrestation à Vienne de Sigmund Freud…L’illustre maître, l’esprit en lequel s’est véritablement incarné « le plus de lumière » réclamé par  Goethe…Freud tombant à quatre-vingt-deux ans sous la poigne des soudards, se trouvant particulièrement désigné à la fureur des inconscients et des chiens ! ».

 

Vice versa, la réticence de Freud face à l’art moderne est grande. Dans une lettre de remerciement à Stefan Zweig après sa visite avec Salvador Dalί à Maresfield Gardens, Freud écrit : « J’étais enclin à considérer les surréalistes, qui semblent m’avoir élu comme Saint Patron, comme des fous absolus. Le jeune espagnol avec ses yeux candides et fanatiques et son indéniable maîtrise technique m’a suggéré une autre appréciation. Il serait en effet très intéressant d’examiner d’un point de vue analytique la création d’un tel tableau. On pourra bien sûr toujours critiquer et dire que la notion de l’art se refuse à tout élargissement lorsque que le rapport quantitatif du matériau inconscient et du travail préconscient ne respecte pas une limite déterminée. »[20] Freud a très vite reconnu la grande qualité technique de Dalί, mais pose une question fondamentale sur l’utilisation des matériaux inconscients dans l’art et la théorie de la sublimation. Selon sa théorie, même si la sublimation permet d’éviter à la pulsion le refoulement tout en restant corrélative au refoulement, l’élaboration préconsciente doit prendre le pas sur le processus primaire. On peut faire le lien avec la quatrième étape dans le travail du rêve de l’élaboration secondaire. Nous essaierons de montrer que, si Dalί exhibe crûment le matériel inconscient au point de donner l’impression de surinterpréter ses signifiants avant ou en les représentant – méthode de la paranoïa critique – Ernst, au contraire, laisse beaucoup plus de place «  à l’automatisme » dans le sens où nous l’avons défini, c’est-à-dire hallucinatoire comme dans le rêve. Freud exprimera par ailleurs ses réserves vis-à-vis d’un mystérieux inconscient (sans doute à l’égard de Carl Gustav Jung) : « On a longtemps confondu les rêves avec leur contenu manifeste. Il ne faut pas maintenant les confondre avec les pensées latentes. »[21]

 

Dans une étude sur « Freud et l’art contemporain »[22], Frederick Aubourg rappelle les jugements esthétiques de Freud sur l’expressionnisme et le surréalisme en particulier. Dans une lettre de 1920 au pasteur Oskar Pfister [23] à propos de tableaux expressionnistes, Freud écrit : « Sachez, que, dans la vie, je suis terriblement intolérant envers les fous, n’y découvre que ce qu’ils ont de nuisible et suis en somme pour ces artistes ce que vous stigmatisez au début du nom de philistin ou de cuistre ». Dans les correspondances échangées avec Breton en 1932 [24], il reproche aux surréalistes de vouloir apprivoiser voire dompter l’inconscient : « Pour eux le rêve, loin de nous faire mesurer l’étendue de nos renoncements, reste un motif d’exaltation : il est porte ouverte à tout un chacun vers un réel au tissu assez lâche, en soi inconsistant, pour se transformer, par magie concertée et avec la complicité du hasard objectif, en un espace surréel ». Freud associe donc la sublimation à la création d’objets reconnus et valorisés socialement, et présentant un  certain équilibre entre le matériel inconscient et préconscient, ce dernier étant prépondérant. Les motifs inconscients refoulés de l’artiste restent donc soumis  à une certaine censure (qui d’ailleurs permet le travail de figurabilité), ce qui est en contradiction avec la théorie des surréalistes.

 

Dans Le surréalisme et le rêve, Sarane Alexandrian[25] raconte l’anecdote suivante : lorsqu’il écrivait son essai sur Victor Brauner (« picto-poète » roumain dont l’autoportrait énucléé de 1931 est troublant par son aspect prémonitoire, Figure 57), il  demanda à l’artiste de lui raconter ses rêves afin d’élucider certains symboles de ses tableaux : « Au bout d’un certain temps ce n’étaient plus les rêves qui expliquaient ses tableaux mais ses tableaux qui permettaient d’analyser les rêves ». Ce système de vases communicants entre interprétation des rêves et des œuvres témoigne de l’analogie entre création artistique et travail du rêve.

 



[1] S. FREUD, Die Traumdeutung, 1900. La science  des rêves, première traduction française par I. Meyerson              en 1926. Toutes les références  renvoient à l’édition de L’interprétation des rêves, Paris, PUF, 1967,  p. 271.

[2] Voir Sarane ALEXANDRIAN : Max Ernst, Paris, Somogy, 1971,  p. 7.

[3] Op. cit.,  p. 32.

[4] Op. cit., p. 269.

[5] Ibid., p. 315-316.

[6] Voir : Vocabulaire de la psychanalyse. J. Laplanche et J.-B. Pontalis. Et S. FREUD  Interprétation des rêves , op. cit.,  p. 242-300.

[7] Sigmund FREUD. Der Witz und seine Beziehung zum Unbewussten, 1905 : nous verrons les différentes traductions du terme Witz dans la deuxième partie.

[8] Sigmund FREUD. Moïse et le monothéisme, 1938.  Paris : Editions Gallimard, 1984 : p.184.

[9] Max ERNST. Ecritures, op. cit., p. 332-333.

[10] Voir Daniel ARASSE. Le sujet dans le tableau. Flammarion, 1997, Introduction : p. 23-26.

[11] Denis DIDEROT. Salons. 1759-1781. Salon de 1765. Fragonard.  Paris, Gallimard, Folio, 2008, p. 151.

[12] Daniel WIDLÖCHER. Ut pictura…psychanalytica. Le psychanalyste entre l’historien et l’amateur. Dans : Revue Française de Psychanalyse. L’esthétique. Paris, PUF, avril 2003, Tome LXVII, p. 603- 617.

[13] Denis DIDEROT. Salons. Op. cit., p. 154 et 159.

[14] André BRETON. Les vases communicants. Bibliothèque de la  Pléiade. Œuvres complètes. Tome II,  p. 107

      [15] André BRETON. Op. cit.,  p. 117.

[16] Jean-Bertrand PONTALIS. Perdre de vue. Paris, Gallimard, Connaissance de l’inconscient, 1988, p. 134-150.

[17] André BRETON. Premier Manifeste du surréalisme. 1924. Bibliothèque de la Pléiade. Œuvres  complètes. Tome I, p. 328.

[18] Voir J. LAPLANCHE et J.-B. PONTALIS. Vocabulaire de la  psychanalyse. Paris : PUF,  p.  37 et  228.

[19] Max ERNST. Ecritures. Entretien avec Edouard RODITI. 1937, op. cit., p. 416.

[20] S. ZWEIG- S. FREUD. Correspondance. Paris : Bibliothèque Rivages, 1991. Lettre du 20.7.1938, p. 128.

[21]Voir : J.-B. PONTALIS, Entre le rêve et la douleur, Paris, Gallimard, 1977, p. 22, note sur S. FREUD, Remarques sur la théorie et la pratique de l’interprétation du rêve.

[22] Frederick AUBOURG. L’inconnue de la sublimation .Dans : Figures de la Psychanalyse. Logos et Ananké.

Paris, 2002 /2,  n°7, p. 95.

[23] S. FREUD. Correspondance avec le Pasteur Pfister.1909-1939. Paris : Gallimard, lettre du 21.6.1920,  p. 122.

[24] J.-B. PONTALIS, Entre le rêve et la douleur, op. cit., p. 60-61.

[25] S. ALEXANDRIAN. Le surréalisme et le rêve. Paris : Gallimard, 1974, p. 190.

Le complexe d’Œdipe. 

Max Ernst peint en 1922 Oedipus Rex (Figure 10). Le mythe d’Œdipe est emblématique pour Dada puis les surréalistes qui font du héros un révolté contre la loi paternelle. Par ailleurs la symbolique de l’œil y est primordiale.

Essayons d’abord de donner une première description neutre et formelle de ce tableau dont les interprétations ont été multiples. On remarque d’emblée que les échelles ne sont pas mimétiques au réel. La moitié gauche du tableau est occupée par une main géante, qui sort d’une fenêtre creusée dans un mur en briques, et dont le pouce et l’index sont transpercés par une arbalète. Elle tient une noix légèrement entr’ouverte, elle-même transpercée par une flèche. A droite, deux têtes d’animaux de la même taille que la noix, sortent du sol par deux trous. L’une ressemble à une tête d’oiseau et présente au cou les claies d’une barrière, l’autre à celle d’un taureau et porte des cornes reliées par un fil qui s’envole et se perd dans le ciel, où un ballon flotte ailleurs au loin. Un mur anguleux ferme la composition au deuxième plan en bas à droite. Le regard des oiseaux est saisissant : on dirait des yeux humains vus de face. Celui du mâle a la conjonctive rouge.

Werner Spies dans « Collages » [1] a consacré un chapitre à « Oedipus Rex » et a fait le lien avec plusieurs autres collages et tableaux antérieurs. Ernst a écrit en 1922 à Tzara : « J’ai fait quelques tableaux Méphistophéliques » en référence à ce tableau et à l’Eléphant de Célèbes. Ce fut Paul Eluard qui fit l’acquisition des deux tableaux lors d’une visite à Cologne en automne 1921. Rappelons qu’Eluard revenait alors de Vienne où il était allé avec Breton, et que la célèbre visite de Breton à Freud aurait pu avoir été influencée par les discussions sur la psychanalyse avec Ernst l’été précédent au Tyrol. Dans l’Eléphant de Célèbes, Ernst avait repris la reproduction d’un silo à grains et ajouté une trompe-tuyau, des défenses afin de transformer la machine en un animal monstrueux mi-taureau-mi éléphant. Une « femme sans tête » dont le corps est une statue antique brandit une main. L’interprétation couramment admise est celle de l’enlèvement d’Europe par Zeus. Ce thème aura une grande fortune pour le surréalisme. Nous avons vu que la revue Minotaure, fondée en 1933 par Breton, Masson et Bataille fut illustrée en première page par Picasso (qui fera un lien entre le mythe et la tauromachie). Les unions monstrueuses sont des thèmes récurrents : Minotaure, mi homme- mi taureau est le fils d’un taureau de Crète et de Pasiphaé, épouse de Minos, lui-même fils d’Europe et de Zeus qui s‘est transformé en taureau pour l’enlever. Oedipe et Jocaste représentent aussi une union monstrueusement humaine. Si certains voient dans Oedipus Rex deux têtes d’oiseaux, le deuxième animal semble en effet plus un taureau. La collaboration d’Ernst et Eluard avait déjà commencé lorsque le poète choisit onze collages pour illustrer son poème Répétitions. Un collage de 1898 issu de Nature représente une noix tenue par une main semblable à celle du tableau (Figure 13). Plusieurs collages de Répétitions de 1921 ont des liens évidents : Inventaire (Figure 14) montre une main sortant d’une fenêtre et tenant des instruments. Ernst a utilisé pour ce collage  une illustration d’un catalogue d’instruments et outils nécessaires à l’élevage des poules qui montre comment creuser des trous dans leurs pattes pour marquer les poussins qui venaient de sortir de l’œuf. Le thème de l’œuf est donc déjà présent. Luire (Figure 11) montre deux têtes d’animaux (ici taureau et cheval) ainsi qu’un buste de femme émergeant du sol et au premier plan une amphore grecque. Un autre collage (Figure 12) sans titre de 1921 montre les mains, le fil, une tête d’oiseau. Enfin citons l’Oeil-ballon, fusain d’Odilon Redon de 1878 (Figure 16) qui rappelle formellement le ballon s’envolant dans le ciel et métaphoriquement la problématique de la vue. Même si le ballon est une allusion au progrès technique remis en cause par les symbolistes voire à l’utopie[2], la nacelle est surtout remarquable par sa forme en plateau sur lequel repose une tête coupée (telle celle de saint Jean-Baptiste). Vision intérieure, énucléation et castration sont des thèmes déjà présents et liés dans l’album de Redon Dans le rêve. Le thème d’Oedipe sera traité par Ernst aussi dans Une semaine de bonté (Mercredi, sang) reprenant l’oiseau, la main qui sort de la fenêtre avec un objet tranchant (Figure 15). La multiplicité de ces représentations illustre de ce qui sera le leitmotiv de ce mémoire : la répétition, réutilisation, recombinaison d’images par Ernst qui a su mieux que tout autre se servir de son réservoir psychique d’images pour en créer de nouvelles, justifiant ainsi qu’il n’y a jamais de création d’images ex nihilo. Ce travail commun à la figuration nous autorise à interpréter le tableau comme un rêve. Reste à résoudre l’énigme, comme Oedipe le fit avec la sphinge. Eine Nuss kracken (casser une noix) signifie aussi en allemand métaphoriquement résoudre une énigme. Le couple masculin-féminin peut être interprété comme celui de l’inceste d’Œdipe et de Jocaste, mais aussi comme le couple parental Laïos et Jocaste réunissant alors le triangle oedipien. La noix peut aussi représenter métaphoriquement l’œil d’Œdipe. La main est trois fois signifiante : elle a tué le père, ses doigts représentent le phallus de la relation incestueuse et elle sera aussi celle de l’automutilation par crevaison des yeux. La castration étant donc ici doublement représentée : celle de la noix/œil et des doigts/pénis. La conjonctive ensanglantée du taureau peut aussi bien représenter le sang du parricide que celui de la crevaison des yeux d’Œdipe. Patrick Walberg [3] voit dans les instruments tranchants une représentation de pulsions sadiques. Carlo Sala[4] insiste sur l’influence de De Chirico visible dans l’architecture et les plans coupés. Pour lui la noix qui s’entrouvre est un symbole du sexe féminin. La comparaison qu’il développe avec le collage invention est intéressante : les doigts surgissent de la fenêtre mais ne sont pas transpercés par les instruments, l’oiseau semble  sautiller et gazouiller, et une autre main tend des fleurs : c’est selon lui  la version joyeuse  – dada – plutôt que surréaliste  du désir sans culpabilité. Il faut respecter la multiplicité des interprétations. Elisabeth Legge[5] donne une interprétation « shakespearienne » inspirée par Freud[6] et Ernest Jones[7]. Comparant Hamlet et Œdipe, Freud souligne qu’alors que les fantasmes infantiles d’Oedipe sont réalisés comme dans le rêve, ceux d’Hamlet restent refoulés et n’apparaissent que lors des inhibitions qu’ils déclenchent. La pièce de Shakespeare est en effet fondée sur les procrastinations du héros. Elisabeth Legge, utilisant le rébus comme méthode de déchiffrage du rêve, associe la scie et la noix du tableau d’Ernst avec deux phrases d’Hamlet feignant la folie : « I am but mad north-north-west : when the wind is southerly, I know a hawk from a hand-saw ».[8]et « O God, I should be bounded in a nut-shell, and count myself a king of infinite space, were it not that I hav bad dreams »[9]. La première phrase d’Hamlet est basée sur un jeu de mots (saw signifiant scie et hand-saw héron ou grue) et une expression « discerner un faucon d’une grue » qui signifie ne pas être fou. La seconde fait le lien entre l’espace de la noix devenant infini si non envahi par de mauvais rêves. E. Legge remarque que la main du tableau d’Ernst contient et la noix et la scie. Si Hamlet rêve alors qu’Œdipe agit, Ernst s’identifierait plus à Hamlet représentant la tête d’oiseau d’un père totémique et l’utérus maternel sous forme de noix. Enfin, Legge émet l’hypothèse selon  laquelle Ernst aurait pu lire dans la revue Imago de 1920 l’article de Theodor Reik sur « Oedipus und die Sphinx » faisant justement un lien entre le sphinx en tant qu’un animal totémique et l’oiseau substitut du père, reprenant d’ailleurs un lien fait par Freud dans Totem et Tabou[10].Rappelons qu’Ernst s’est représenté dans le collage de Cahiers d’Art de 1937 (Figure 7) par condensation d’Œdipe et de la sphinge comme se posant lui-même l’énigme et y répondant.

La vision aveugle, l’œil sauvage, la vision intérieure, les visions de demi-sommeil, l’intérieur de la vue,  les yeux grands fermés, l’œil sans yeux, la myopie, la cécité, le nageur aveugle, l’énucléation, l’œuf sont autant de métaphores (parfois d’oxymores) pour essayer de signifier ce qui se passe à l’état de sommeil pendant le rêve et sur lesquelles il nous faut nous attarder.



[1] Werner SPIES. Collage, inventaires et contradictions. Paris : Gallimard, 1984, chapitre : Oedipus Rex,  p. 122.

[2] Voir notice de Dario GAMBONI dans le catalogue de l’exposition Odilon Redon, prince du rêve, Paris : Grand Palais, 2011, p. 126.

[3] Patrick WALBERG. Max Ernst, Paris : Jean-Jacques Pauvert, 1958.

[4] Carlo SALA. Max Ernst et la démarche onirique. Paris : Klincksieck, 1970,  p. 33.

[5] Elisabeth M. LEGGE.  Max Ernst : the psychoanalytic sources .London : UMLI Research Press, 1989, p. 39.

[6] S. FREUD. Interprétation des rêves. Paris : PUF, 1926, chapitre V : le matériel et sources du rêve, p. 230.

[7] Ernest JONES. The Oedipus-complex as an explanation of Hamlet’s mystery, article paru en  1910 dans American Journal of Psychology.  Hamlet and Œdipus : livre consacré à ce sujet paru en 1949.

[8] William SHAKESPEARE. Hamlet.  Acte II, scène 2, 362. Paris : Gallimard,  Editions Pléiade , p.644.

[9] W. SHAKESPEARE. Hamlet. Acte II, scène 2, 247. Editions Pléiade, p. 642.

[10] S. FREUD. Totem et Tabou. Paris : 1923, traduction S. Jankélévitch. Edition Payot, 1965, p. 211.

 

Le Witz paradigme de l’art.

« Jamais je n’impose un titre à un tableau : j’attends que le titre s’impose à moi. Après l’avoir peint, je reste souvent -parfois longtemps- sous la hantise du tableau, et l’obsession cesse seulement au moment où le titre apparaît comme par magie ». Max Ernst s’explique [1] ainsi sur le choix de ses titres après avoir répondu non sans ironie à la question « Que pensez-vous de Kant ? » par : « La nudité de la femme est plus sage que l’enseignement du philosophe ».

Ernst Hans Gombrich dans une conférence donnée à Vienne en 1981 pour le 125è anniversaire de la naissance de Freud [2] analyse le Witz en tant que paradigme de  l’œuvre  d’art. Il rappelle que les mécanismes du processus primaire sont communs au rêve et au mot d’esprit, que celui-ci, par son double sens provoque le rire, et que le jeu de mots renvoie au plaisir ludique de l’enfance. Mais il insiste sur la différence  fondamentale entre le rêve et le Witz : la possibilité de partager caractérise le mot d’esprit, qui est une activité psychique sociable exigeant des conditions d’intelligibilité propres à la « culture ». Au contraire, et Gombrich cite Freud [3] : « Le rêve est un produit animique entièrement asocial qui n’a rien à dire à autrui, qui peut non seulement se passer d’intelligibilité mais doit aussi se garder d’être intelligible sous peine d’être détruit ; il ne peut exister que de manière déguisée. » C’est donc le Witz et non plus le rêve qui devient alors le meilleur paradigme de l’œuvre d’art, à condition que l’on suppose qu’une œuvre d’art soit faite pour être socialement partagée. Représenter un rêve dans une œuvre d’art serait donc une tentative de partage donc de sociabilisation du rêve, ce que faisaient les surréalistes en se racontant leurs rêves en groupe, ce que l’analysant ne fait pas en interprétant son rêve avec son analyste dans un cabinet clos. Michel Butor a étudié l’importance des mots dans la peinture et La trahison des images à partir du célèbre tableau de  Magritte [4] (« ceci n’est pas une pipe », 1929) ou la clé des songes de 1930. Dans L’art de la conversation de 1950, Magritte a représenté – allusion au Rêve de pierre de Baudelaire – un assemblage de pierres qui peuvent se lire : rêve, trêve, Eve. C’est donc en quelque sorte un Witz sur le mot rêve. Si l’on a fait facilement de Magritte un représentant majeur de la peinture onirique, il était pourtant  très réticent à la psychanalyse et s’en expliqua [5] : « On abuse du mot rêve à propos de ma peinture. Je veux bien que le domaine du rêve soit respectable mais mes travaux ne sont pas oniriques, bien au contraire. Il s’agit de rêves très volontaires…Je ne peux travailler que dans la lucidité ». Pourtant, en insistant sur le rapport de trahison entre les mots et les images, il  rappela  le mécanisme commun de condensation et de déplacement entre les images du rêve et les mots d’esprit. La place du langage parlé dans le rêve (obéissant aux mêmes règles que les images) et des mots dans  la peinture, peut être  appréhendée à travers  les titres des œuvres, les inscriptions dans les images (pouvant souligner ou modifier leur lecture comme certaines phrases énigmatiques de rêves semblent parfois incohérentes avec les images du scenario). Freud a d’ailleurs donné des titres à ses rêves d’autoanalyse, reprenant tantôt des mots tantôt des images.  

Les analogies entre « Traumdeutung » (1900) et le « Witz » (1905) soulignées par Freud, ont fait de ces deux textes des matériaux de  prédilection pour les surréalistes dont Ernst, textes considérés aussi comme parmi les plus fondamentaux par Lacan. Witz a été traduit par M. Bonaparte et M. Nathan par « mot d’esprit » alors que Lacan préférait « trait d’esprit » pour le rapprocher de Blitz (éclair, foudre) et souligner ainsi la notion de fulgurance. Le mot d’esprit est une idée qui pointe (Einfall), qui fait saillie, qui surgit de l’inconscient sans que l’on s’y attende et qui surprend. C’est en quelque sorte un lapsus réussi. L’exemple le plus célèbre cité par Freud est celui du pauvre qui, expliquant qu’il a été bien reçu par le baron de Rothschild, emploie le terme de « familionnaire [6]». On y retrouve donc la condensation du travail du rêve. Le Witz produit donc un gain de plaisir évident. Freud distingue ensuite « l’Humour » où le Surmoi vient au secours du Moi offensé et, réussit ainsi  une restauration narcissique affirmant ainsi « l’invulnérabilité victorieuse du Moi ». Freud cite le cas d’un condamné à mort à l’échafaud un lundi qui dit « Eh bien, la semaine commence bien ». Enfin, si le masochisme est venu sauver le Moi dans l’humour[7], le sadisme peut opérer aux dépens de l’autre. Il s’agit alors d’une déviation de l’ironie socratique (qui feignait l’ignorance pour remettre en cause le savoir), qui déclenche par plaisir sadique un malaise chez l’autre. L’ironie utilise quatre figures de style : l’antiphrase (dire le contraire de ce que l’on pense en le montrant de manière évidente), l’hyperbole (exagération des propos), la litote (fausse atténuation) et la parodie  (imitation pour se moquer). Les textes, formulations, titres des surréalistes utilisent largement le Witz, l’humour et l’ironie qu’il convient de distinguer de l’automatisme. En effet, par extension, l’expression  « c’est surréaliste » est devenue souvent synonyme de « c’est extravagant, drôle, absurde et sans aucun sens ». Dada et Cadavres exquis dérivent de l’automatisme (ouverture d’un dictionnaire par Hugo Ball et Richard Huelsenbeck en 1916, recombinaison syntagmatique de mots choisis par des artistes différents sans concertation puis adaptation de cette technique aux dessins), donc du hasard pur si bien que, comme le disait eux-mêmes les artistes Dada : « Dada ne veut rien dire » et que la formulation « Le cadavre exquis qui boira le vin nouveau » a le pouvoir d’étonner par ses rapprochements incongrus  mais ne signifie rien non plus. Nous sommes ici loin du travail commun au rêve et au Witz. Ce n’est pas le cas des allographes tels L.H.O.O.Q (Duchamp, 1919) signifiant LOOK en anglais et dont la connotation sexuelle en français avait pour but de désacraliser la Joconde. Kurt Schwitters (Dada Hanovre) de même a utilisé les jeux de mots au service de son « art total Merz » (voir Merzbild le psychiatre ,1919) tirant le mot de Kommerzbank, ce qui lui a permis de condenser une critique du marché dé l’art, une allusion à Schmerz (douleur), voire une connotation scatologique en français. Nous sommes ici au contraire dans le Witz avec ses jeux de signifiants. 

Examinons maintenant quelques formulations ernstiennes.

A l’époque Dada, Ernst a utilisé des jeux de mots appelant le mouvement de Cologne Dadamax, et même des acrostiches tel FATAGAGA (FAbrication de TAbleaux GArantis GAzométriques (avec Hans Arp en 1920). Mais une étude plus détaillée des choix de titres permet de distinguer la subtilité, la variété et la fonction signifiante des mots de Max Ernst, ainsi que leurs liens avec les images. C’est ce que Werner Spies a appelé « la fonction complémentaire du titre et du tableau »[8] dans son étude sur l’association des images et des mots. Il existe deux titres de tableaux ou de collages directement en rapport avec des thèmes freudiens : Œdipe et Totem et tabou. Comme nous l’avons vu précédemment, le mythe d’Oedipe apparait au moins directement cité dans trois versions : Oedipus Rex (Figure 10), Œdipe, élément : le sang (dans le cahier Mercredi d’une Semaine de bonté, Figure 15) et dans le collage de 1933 du SASDLR ayant servi de couverture au « cahier d’art » de 1937 consacré à Max Ernst (Figure 7). Totem et Tabou (Figure 62) a été peint en 1941, période de l’internement en Espagne de Leonora Carrington et de la fuite d’Ernst organisée par Peggy Guggenheim aux USA. Il représente une forêt dévastée, avec des arbres anthropomorphes, mais dans un ciel bleu pâle dans lequel rayonne un astre rose. Les arbres sont des hommes archaïques rappelant la horde primitive et le paysage à mi-chemin entre villes pétrifiées et nature sauvage. Rappelons brièvement comment le texte de Freud Totem und Tabu de 1912 est directement en  lien entre le complexe d’Œdipe[9]. Le Totem est l’ancêtre du groupe et donc le père de la Horde primitive. Les trois principales lois du groupe totémique – l’exogamie interdisant les relations sexuelles entre membres ayant le même totem, l’hérédité totémique donnée par la mère, et l’interdiction de tuer l’animal totémique substitut du père – garantissent ainsi contre les deux tabous du totémisme, qui, finalement, correspondent aux désirs oedipiens : l’inceste maternel et le parricide. Ce texte fut important pour Ernst dont les  représentations itératives des villes, forêts, et hordes en restent toujours imprégnées. D’autres titres font allusion directement à la  théorie freudienne de l’inconscient: Il ne faut pas voir la réalité telle que je suis (Figure 63, allusion à la Gradiva, Figure 64) et tous les formulations concernant la « vision aveugle » que nous avons vu au chapitre précédent  (Intérieur de la vue, L’œil sans yeux…). Enfin, dans Fiat Modes VII (Figure 65), Ernst ajoute des notes pour  nous engager à l’interprétation freudienne des images. Dans un système de camera obscura[10], l’image réfléchie d’un homme nu est celle d’un homme habillé. Mais ses organes génitaux, doublement représentés (au  niveau pubien et aussi dans sa tête) disparaissent de l’image virtuelle et sont projetés à l’extérieur avec une taille augmentée. Ernst a ajouté l’inscription « feiner Hund und Gemeinschaft » (chien distingué et communauté). L. Derenthal et J. Pesch font le lien entre cette planche et « Pour introduire le narcissisme » de Freud de 1914. Ils y voient une représentation de la théorie de l’Idéal du Moi (Ich Ideal) selon laquelle la perception  de l’infériorité des organes génitaux du sujet a une action stimulante sur une vie psychique intense.  Dans C’est le chapeau qui fait l’homme (Figure 68), Ernst fait une allusion directe au symbolisme des rêves où le chapeau peut être un attribut masculin donc phallique. Contrairement à Magritte qui aurait insisté sur la trahison de l’image sous forme négative (ceci n’est pas un chapeau mais un homme), Ernst sur le ton de l’ironie substitue directement le chapeau au pénis sous forme affirmative et représente d’ailleurs des chapeaux sur toutes les extrémités (mains, pieds tête, pubis) d’un corps humain qui devient un phallus géant. Il existe de nombreux titres avec des mots d’esprit ou jeux de mots dans l’œuvre d’Ernst. Le cas « Loplop » est emblématique. Ce néologisme, étudié par Werner Spies[11], représentera le double identificatoire d’Ernst sous forme du « supérieur des oiseaux ». Ce nom se réfère d’abord à Ferdinand Lop, poète public et sujet de plaisanterie des étudiants parisiens. Le cri « Lop-Lop » de l’oiseau est aussi à l’origine une onomatopée, cri poussé par son fils jouant au cheval. Mais W. Spies signale aussi [12] une autre coïncidence avec un poème d’Aragon Le con d’Irène, texte érotique connu par Ernst dans lequel apparaissent des provocations « Culs fientes vomissures lopes lopes ». Castor et pollution  est une allusion à Robert Desnos et Benjamin Péret, amis et  gardes du corps de Breton à l’époque des sommeils, représentés en Dioscures en partance comme dans un rêve à la recherche de la toison d’Or (le Surréalisme), mais faisant des gestes de succion des doigts, allusion sexuelle hautement renforcée par le titre dans lequel Pollux est substitué par pollution (nocturne). La femme 100 têtes a au moins quatre sens : sans tête (voire ni queue ni tête), s’entête, sang-tète. Elle est donc à la fois et tantôt une femme monstrueuse des fêtes foraines, idiote, obstinée ou vampire. Le titre Une Semaine de bonté ou les sept éléments capitaux comporte une allusion à la charité et un jeu de mots sur les  sept péchés capitaux alors que le contenu est une critique acerbe de la bourgeoisie. Ernst joue aussi sur l’homonymie et le double sens dans : La Belle jardinière, allusion à la Madone de Raphaël mais aussi à un grand magasin parisien. Ernst recombine d’ailleurs la Belle Jardinière et Loplop – bel exemple de  condensation – dans La femme 100 têtes pour représenter la luxure. D’autres titres sont plus emprunts d’humour et témoignent aussi d’une certaine autodérision : dans La chambre du Maître çà vaut la peine s’y passer une nuit, le sous-entendu sexuel contraste avec l’image d’une chambre d’enfant occupée par des animaux de cauchemars. Cela vaut la peine peut avoir  un double sens : de passer une nuit de plaisir sexuel ou une nuit de cauchemars ? De même le sous-titre de ses notes autobiographiques Tissu de mensonges, tissu de vérités, est aussi le titre d’un tableau. Ses notes sont d’ailleurs écrites à la troisième personne comme pour prendre  un recul nécessaire à l’introspection. Enfin, il existe des titres très ironiques avec connotations sexuelles voire sadisme. Vierge corrigeant l’enfant devant témoins vient d’une idée de Breton. Le titre souligne le caractère blasphématoire de la représentation d’une Vierge en mère sadique avec son enfant dans un dispositif exhibitionnisme-voyeurisme ménageant un effet de surprise. Il nous confirme qu’il s’agit de la Vierge et non d’une mère de famille ordinaire (en rouge avec des gros seins), ce qui est signifié plus discrètement dans le tableau par les auréoles. Dans l’autoportrait construit à partir d’une photographie classique de Max Ernst, le titre  Punching ball, et les sous-titres ou l’immortalité de Buonarroti (Ou Max Ernst et Caesar Buonarroti) donnent tout le sens à l’image qui ne montre rien de Michel-Ange. Ernst inverse ainsi avec ironie l’hommage rendu habituellement au grand maître de la Renaissance. Malgré la titulature de « Caesar » de la peinture et l’affirmation de son immortalité dans l’histoire de l’art, il en fait un simple appareil d’entrainement et dévalue le modèle qu’il représente pour les artistes contemporains. Si la photographie d’Ernst en nœud papillon est bourgeoise et non retouchée, c’est en modifiant la sculpture grecque que l’artiste montre ce que le titre sous-entend : lui ajoutant une tête d’écorché  pour  leçon de myologie, il réduit le modèle michelangelesque à une étude d’anatomie. Une règle de gradation compare « dadamax et caesar buonarroti », et les artistes Dada deviennent les vainqueurs dans le combat avec les anciens maîtres transformés  même en bouc-émissaire, support de pulsions agressives sadiques. On voit combien le titre ici influe sur le sens du collage-photographie. Le message est d’ailleurs le même quand Ernst énonce que la nudité féminine est plus sage que la philosophie kantienne. Les hommes n’en sauront rien de 1923 (Figure 67) est un cas particulier : la représentation est nettement sexuelle (union  du masculin et du féminin, du jour et de la nuit, de la lune et du soleil), le titre est mystérieux (allusion à la scène primitive ?), mais Ernst l’accompagne d’un poème explicatif dédié à Breton au dos de la toile qui justement parle du rêve : « Le croissant (jaune et parachute) empêche que le petit sifflet tombe par terre. Celui-ci, parce qu’on s’occupe de lui, s’imagine monter au soleil. Le soleil est divisé en deux pour mieux tourner. Le modèle est étendu dans une pose de rêve. La jambe droite est repliée (mouvement agréable et exact). La main cache la terre. Par ce mouvement la terre prend l’importance d’un sexe, la lune parcourt à toute vitesse ses phases et éclipses. Le tableau est curieux par sa symétrie. Les deux sexes s’y font un équilibre ». Dans Nadja[13] Breton écrit que l’héroïne s’est longuement expliqué sur le sens particulièrement difficile de ce tableau de Max Ernst conformément à la légende détaillée du dos de la toile. Regardons la partie supérieure du tableau : dans le ciel a lieu un monumental rapport sexuel très géométrisé sous un cercle solaire en effet bi-chrome et un croissant de lune. La symétrie parfaite est frappante : elle résulte de la technique de composition en découpage des jambes puis dépliage. Ainsi, il s’agit des deux mêmes membres inférieurs en miroir mais donnant l’illusion d’un rapport sexuel. On peut penser au mythe des androgynes du banquet de Platon coupés en deux et recherchant leur partie manquante dans l’Eros. Mais le tableau d’Ernst renvoie au texte de Freud sur le Président Schreber paru en 1911 « Psychoanalytische Bemerkungen über einen autobiographisch beschreibenen Fall von Paranoia (Dementia Paranoïdes). Ernst s’est intéressé au cas Schreber[14] . Rappelons que Daniel-Paul Schreber, ex-président de la Cour d’Appel de Saxe, avait publié en 1903 ses Mémoires d’un névropathe narrant sa maladie lorsqu’il était soigné par le Docteur Flechsig. Le noyau de son fantasme était : « ce serait très beau d’être une femme subissant l’accouplement [15]». Le délire paranoïaque du patient était en effet d’être transformé en femme pour exercer une attraction sur Dieu, dans le but rédempteur de rendre au monde son salut perdu. Il était convaincu que les organes de son corps avaient été détruits (intestins, poumons, vessie broyés), mais que des rayons (miracles divins) les avaient régénérés au point de le rendre immortel. Ernst représente en effet les rayons sous formes de fils reliant les corps à la main castrée. Les entrailles figurent sur la terre en bas de la composition. Le rapport sexuel cosmique est une étrange combinaison-fusion  du masculin et du féminin, voire d’une duplication du même, pouvant parfaitement représenter ce que Freud a analysé comme le retour de la libido au narcissisme du fait d’une sublimation de  l’homosexualité. Cette « pose de rêve » est donc une figuration  inconsciente du délire de Schreber, lu par Ernst, et représenté sous forme d’une image onirique condensant les différents éléments du fantasme.

On pourrait donc dire qu’Ernst, peu après ses lectures de Freud, a peint « son » Oedipus Rex, sa Gradiva, son Président Schreber, son Leonard, son Totem et Tabou. Concernant sa Traumdeutung, le mot rêve apparait au moins sept fois dans un titre de ses œuvres : Autant rêver d’ouvrir les portes de la mer (1923), Paris-rêve (1924-25), Rêve et hallucinations (1926), Se nourrissant de rêves liquides et tout à fait semblables à des feuilles endormies voici mes sept sœurs (1929), Rêve d’une petite fille voulant entrer au Carmel  (1930), Dream and revolution (1945-48), L’illustre forgeron des rêves (1959).



[1] Max ERNST. Dans Ecritures. Op. cit., La nudité de la femme est plus sage que l’enseignement du philosophe, p. 336. Paru dans Max Ernst, Gonthier-Seghers, Paris, 1959.

[2] Ernst-Hans GOMBRICH. Le mot d’esprit comme paradigme de l’art : les théories esthétiques de Sigmund Freud. Dans : Gombrich : l’essentiel, Paris : Phaidon, 2003, p. 189.

[3] S. FREUD. Le mot d’esprit et sa relation à l’inconscient. Paris : Gallimard, 1988, p. 320.

[4] M. BUTOR. Les mots dans la peinture. Paris : Albert Skira, 1969, p. 79-84.

[5] Propos recueillis par Bernard MERIGAUD.

[6] S. FREUD. Le mot d’esprit et sa relation à l’inconscient. Op. cit., p. 61.

[7] Voir : Alberto EIGUER. Le cynique pervers. Paris : L’Harmattan, 1995. Et Pascal PIERLOT. La perversion dans l’art et la littérature. Oscar Wilde : de l’homme d’esprit à l’imposteur. Le paradoxe de la perversion. Paris : Editions, in Press, 2007, p. 53.

[8] W. SPIES. Collages, inventaire et contradiction. Op. cit., p. 61.

[9] S. FREUD. Totem und Tabu. 1912. Totem et tabou. 1923. Traduction S ; Jankélévitch. Paris : Payot, 1965, p.211.

[10]  L. DERENTHAL, J. PESCH. Max Ernst. Op. cit., p. 26.

[11] W.SPIES. Max Ernst-Loplop, l’artiste et son double. Op. cit., p. 11.

[12] Ibid., note 5, p. 187.

[13] A. BRETON. 1928. Paris : Gallimard, Bibliothèque de la Pléiade, Tome I, p. 727.

[14] Voir Geoffroy HINTON. Max Ernst, Men Shall Know Nothing of This. Burlington Magazine, n° 117, mai 1975, p. 292- 297.

[15] S. FREUD. Cinq psychanalyses. Le président Schreber. Paris : 1932, traduction M .Bonaparte et R. Loewenstein. PUF, 1954, p. 266, 269 et 281.

 

L’état hallucinatoire.

Trois visions de demi-sommeil.

Dans ses notes pour une biographie [1] Max Ernst cite les épisodes hallucinatoires qu’il a connu vers 1897 à six ans : « Rougeole, fièvre. D’une armoire en faux acajou surgissent les traits grossiers de représentations organiques. Hallucinations banales, vite englouties, vite oubliées; mais qui vont resurgir, à l’improviste, près de trente ans après, dans la mémoire de Max. » Dans Au-delà de la peinture, il reprend en effet ces trois visions de demi-sommeils avec plus de détails (publiées dans la Révolution surréaliste d’octobre 1927)[2] : « Je vois en face de moi un panneau très grossièrement peint aux larges traits noirs sur fond rouge, représentant un faux acajou et provoquant des associations de formes organiques(œil menaçant, long nez, grosse tête d’oiseau à épaisse chevelure noire…). Devant le panneau, un homme noir et luisant fait des gestes lents, cocasses et, selon mes souvenirs d’une époque bien postérieure, joyeusement obscènes. Ce drôle de bonhomme porte les moustaches de mon père. » Ernst décrit ensuite comment cet homme souriant, les jambes écartées sort de la poche de son pantalon un gros crayon en  matière molle et trace des lignes sur le panneau en faux acajou. Des animaux abjects lui apparaissent qui déclenchent angoisse et horreur chez l’enfant. Le bonhomme attrape ses créatures dans un vase qu’il peint dans le vide et qu’il fait tourner comme une toupie autour du lit. L’enfant reconnait dans cet étrange peintre son père et le crayon devient fouet. Après avoir décrit cet épisode hallucinatoire très angoissant, Ernst associe directement sur la scène primitive : c’est à la puberté, en se demandant comment son père s’était conduit dans la nuit de sa conception que ce souvenir lui est revenu, en concluant à « une impression nettement défavorable sur la conduite de mon père à l’occasion de mon engendrement ». La seconde vision concerne à la puberté un cortège d’hommes et de femmes qui se séparent. Frappé d’abord par la jeunesse des femmes, il corrige son erreur et remarque qu’elles toutes sont vieilles sauf deux ou trois de dix-huit ans, âge qui convient à sa puberté. A l’inverse, du coté des hommes, il sait sans voir que, parmi les hommes d’abord effrayants, seul son père a les traits d’un vieillard. La troisième vision est celle d’une femme au pied de son lit grande, mince avec une robe rouge mais la femme et la robe apparaissent transparentes. Frappé par la finesse de son ossature, il est tenté de lui faire un compliment. En 1922, Eluard et Ernst publient Répétitions. Eluard y décrit les rêves et les phrases automatiques qui s’ajoutent aux textes « comme des déchets de ses poèmes ». Le thème commun aux poèmes et aux images est la vue. Le frontispice  est une peinture retouchée tirée d’un catalogue de matériel pédagogique . La transformation est intéressante : Ernst ouvre l’espace en supprimant le tableau de la classe d’école pour le remplacer par un ciel, dans lequel flotte un ballon à nacelle et la cathédrale de Cologne pointe une flèche. Les gestes des enfants, écrivant sur le tableau noir, se transforment en gestes d’adieu à Cologne, traduisant l’espoir d’Ernst de quitter sa ville. Mais surtout, un gros crayon à l’échelle disproportionnée se trouve devant l’instituteur debout derrière son bureau. Le crayon-fouet-pénis paternel apparait ici dans une scène d’enfance. Le collage et ses transformations ont fixé l’image hallucinée.

 Obsession visuelle et invention du frottage.

Repartant du souvenir d’enfance de vision dans le panneau de faux acajou en face de son lit, Ernst relate comment ce souvenir réactivé lui permis de découvrir le frottage. Par un temps de pluie dans une chambre d’hôtel à Pornic, il fut pris d’une « insupportable obsession visuelle[3]» : son regard fut attiré obsessionnellement par le parquet dont mille lavages avaient accentué les rainures. « C’est en interrogeant le symbolisme de cette obsession et pour venir en aide à ses facultés méditatives et hallucinatoires » qu’Ernst eut l’idée de frotter des feuilles de papier au hasard sur les planches à la mine de plomb. A partir d’une réflexion sur le Traité de peinture de Leonard et de la controverse de ce dernier avec Botticelli racontée par Vasari (qui sous-estimait le paysage et prétendait qu’il suffisait de jeter une éponge imbibée de couleurs pour obtenir un beau paysage), Ernst, qui, comme Leonard, voyait dans les taches des paysages, des batailles, des animaux, des êtres humains…eut envie de dessiner la mer et la pluie, des tremblements de terre, un sphinx dans son écurie, un système de  monnaie solaire, des feuilles, un cyprès, une tête d’Eve … qu’il réunit sous le titre Histoire naturelle en 1926. « En tachant de restreindre toujours davantage ma propre participation active au devenir du tableau, afin d’élargir par là la part active des facultés hallucinatoires de l’esprit, je parvins à assister comme en spectateur à la naissance de toutes mes œuvres, à partir du 10 août 1925, jour mémorable de la découverte du frottage…Nageur aveugle, je me suis fait voyant ».[4]

Werner Spies dans Frottages[5] confirme  qu’Ernst est bien le seul inventeur du frottage mais, que l’artiste a réalisé des frottages avant l’heure mémorable citée par l’artiste, dès 1919, et que la narration de cette découverte mystifie l’aspect technique. En effet, l’originalité du frottage est que l’image support n’a rien à voir avec le support qui lui sert de fondement. Cette technique permet à l’artiste d’éviter l’horror vacui et la confrontation préalable à la création avec la feuille blanche. Cette angoisse du vide lui a ainsi permis de trouver ce moyen détourné de création d’une image. C’est la contribution d’Ernst à l’automatisme mais encore une fois à un automatisme contrôlé (contemporain à un an près du Premier Manifeste du surréalisme de Breton). Si Ernst explique sa tentative de fixer graphiquement l’image hallucinatoire par cette formule lapidaire : « Il ne s’agit pas de dessiner mais de calquer », une réflexion néanmoins sur le support puis sur le résultat obtenu tempère l’automatisme de même que les titres ajoutées aux œuvres. Même si, contrairement à Dalí, Ernst n’anticipe pas l’interprétation (méthode de la paranoïa critique), il rationnalise et sémantise son œuvre après avoir laissé plus libres dans un premier temps ses facultés hallucinatoires. Si on pourrait qualifier la méthode de Dalí de délire d’interprétation, celle d’Ernst est plus hallucinatoire mais avec un retour à la conscience des images et ébauche d’interprétation.  

Les trente-quatre frottages d’Histoire  naturelle ont été réunis et répartis en un cycle de cinq thèmes : cosmique, flore, faune, anthropomorphe et œuvre humaine mystique (Eve).

Dans Eve, la seule qui nous reste  est un frottage montrant de dos une chevelure, un cou et la racine des épaules avec une ombre projetée sur un mur occupant le tiers droit de la composition. On ne voit pas le visage et la double antinomie femme visible-invisible et ombre-réalité est ainsi retrouvée une fois de plus. Le titre souligne l’absence d’Adam, et intégrant ainsi L’Histoire Naturelle dans la Genèse. Ernst respecte en démiurge la hiérarchie temporelle de la création : le ciel, la terre, l’eau, l’air ; puis les lumières et les ténèbres ; puis les animaux ; puis les humains mais Eve née pourtant de la côte d’Adam reste seule face à son double. Un autre frottage d’Histoire naturelle réunit pourtant amoureusement un couple mais sous forme de deux oiseaux sous le titre-jeu de mots Les diamants conjugaux. Ernst reprendra le thème et la représentation de dos avec la technique de  l’huile sur toile d’Eve la seul qui nous reste  donnant une version plus incarnée et osseuse, avec des vertèbres cervicales allongées et des clavicules saillantes, et une ombre du cou improbable, faisant perdre à la représentation par rapport au frottage le mystère de sa genèse, mais la rendant peut-être plus inquiétante et plus onirique.



[1] Max ERNST. Ecritures. Op. cit., p.16.

[2] Max ERNST. Ibid., p. 235. Et dans La  Révolution surréaliste, n°9-10, octobre, 1937, p. 7.

[3] Max ERNST. Ecritures. Op. cit., p. 242.

[4] Ibid., p. 245.                                                      

[5] Werner SPIES.  Frottages. Paris : Herscher, 1987, p. 7.