Un atelier au clair de lune

Malerstube im Mondschein : un atelier nocturne

« Male jetzt meine Malerstube, wie durch ein zugezogenes dünnes Rouleau des Malerfensters der Vollmond ins Zimmer scheint. Gebe mir viel Mühe damit, scheint gut zu werden ».

« Je peins maintenant mon atelier, tel qu’il apparait dans la lumière de la lune à travers un mince rideau tiré devant la fenêtre. Je me donne beaucoup de mal, çà semble bien parti ».

Lettre à Johann Gottlieb Regis, du 26.11.1826[1].

Une fenêtre vue de face laisse passer une lumière lunaire à travers un rideau plissé, éclairant ainsi faiblement une pièce sombre, au centre de laquelle on distingue néanmoins nettement les silhouettes dressées d’un chevalet et d’une baguette. L’espace semble par ailleurs vide, presque déserté, sans figure humaine, mais pourtant habité, si l’on regarde plus attentivement alors que l’œil s’est habitué à la pénombre, par quelques objets bien rangés. D’emblée, un sentiment de bizarrerie voire de malaise, d’inquiétante étrangeté, avec son classique mélange de familier et d’inconnu (le clair-obscur rendant les objets familiers étrangers), une sensation d’immobilité et de silence, pouvant évoquer le sommeil voire la mort, se dégagent de cette représentation au genre d’abord indéfini. Nature morte ? Scène d’intérieur ? Nocturne ?  Allégorie de la peinture ? De la mélancolie ? Memento mori ?

Difficile de pénétrer dans la composition : pas de Rückenfigur à laquelle s’identifier, pas d’admonesteur nous invitant du regard ou de la main à entrer dans l’histoire selon le conseil d’Alberti, pas d’autre image à regarder puisque sur le chevalet repose une toile noire et sur les murs quelques tableaux encadrés mais illisibles, pas de premier plan tel un rideau qui s’ouvrirait nous autorisant un premier pas vers l’intérieur, pas de miroir réfléchissant : on est happé, aspiré par la lumière lunaire du fond, fasciné aussi, médusé à la fois par la vacuité et la force de la représentation.

Carus propose au spectateur un face à face avec la fenêtre et la lune, dans une solitude extrême et un enfermement sans véritable échappatoire possible, car la fenêtre est doublement fermée, les rideaux rendant opaque la transparence des vitres, filtrant ou plutôt diffractant une seconde fois la lumière lunaire, elle-même réfléchissant celle du soleil.

Le chevalet barre l’accès à la fenêtre, par son ombre fantomatique, mais nous fait finalement entrer dans la composition. Il est de trois-quarts face mais laisse le tableau posé dessus invisible. L‘appui-main se dresse parallèlement à l’axe vertical de la fenêtre, rigide et rectiligne, contrairement aux ombres ondulantes projetées sur le rideau des meneaux et des traverses. Il conduit notre regard vers le croissant de lune, visible dans le carré supérieur gauche.

On pourrait qualifier cette image de « plate peinture », mais, malgré l’absence de profondeur et la discrétion de la perspective, trois plans sont distincts. Le premier est celui de l’intérieur obscur de l’atelier avec quelques objets mobiliers : un coffre dessinant deux lignes courbes frontales, une table sur laquelle reposent une boite à peintures fermée et un flacon, une chaise aux lignes courbes, et le chevalet avec la palette et la baguette appui-main. Quelques lignes de perspective apparaissent dans la pénombre : le coffre, la table, la boite, la chaise et les trois montants du chevalet sont dessinés avec des obliques fuyantes, mais qui ne convergent vers aucun point de fuite focal. Trois autres taches plus claires en aplat se distinguent dans l’obscurité : le dos du coffre, le couvercle de la boite et le dossier de la chaise. Enfin, trois points lumineux blancs sont posés sur le flacon, le dos de la chaise et la palette. Le second plan est celui du mur et de la fenêtre. Le seul élément creusant visiblement l’espace dans la lumière est le reflet lunaire des trois carreaux de la fenêtre, dessinant quatre lignes obliques qui, même si  parallèles et floues, conduisent aussi notre regard vers la lune. A gauche, une bande noire descend verticalement à côté de deux aplats plus clairs encadrés sur le mur, pouvant prêter à confusion entre tableaux et miroirs.

Peut-être plus que l’opacité du tissu, les plis du rideau jouent un rôle majeur : en dessinant des courbes et contre-courbes vers le bas, et en distordant les ombres de l’armature de la fenêtre, ils donnent un aspect flou au centre de la composition. La torsion de ces lignes marginales contraste avec la rigidité de celles des ombres des objets internes. Comme si elles  menaçaient de les bouger, de les troubler, de les animer. Les plis, agités par la lumière de la lune, sont les seuls motifs dynamiques donc vitaux de l’image, suggérant une ouverture potentielle, en opposition à la nature morte de l’intérieur de l’atelier. On peut se placer en position d’attente, peut-être animé par une pulsion de sortir et de voir autre chose, et avoir envie que l’image se brouille pour faire apparaître une autre image, comme un fondu-enchaîné au cinéma ou un raccord flou qui laisserait place à une image onirique ou à un souvenir en flash-back. Mais rien ne bouge sur cette toile, le rideau ne tombe pas, ne se déchire pas,  la fenêtre ne s’ouvre pas, et face à cette représentation figée, notre regard ne peut qu’essayer de s’échapper grâce à la force attractive de la lune pour finalement revenir à la surface. Rudolf Zeitler donne la description suivante du tableau :

Un coin de l’atelier de l’artiste avec son matériel de peinture se détache avec force sur la lumière mouvante et insaisissable de la lune. Le caractère inquiétant du monde extérieur est rendu sensible de la façon la plus simple : l’ombre de la croisée sur le rideau se tord en une forme indécise, tout près de laquelle se dresse la forme droite et nette de l’appui-main. Cette proximité fait apparaître les formes solides comme menacées par des ombres incertaines et beaucoup plus grandes[2].

Le contraste entre les caractères flou et plus clair des ombres, et rigide et noir des silhouettes, renforce le double lien entre fenêtre / rideau d’une part, chevalet / toile d’autre part, et renvoie à la métaphore métapicturale de la fenêtre et du tableau. Fenêtre et chevalet sont des porte-empreintes fixes, rideau et toile des supports d’images mouvantes.



[1] Les principales notices et études consultées sur ce tableau sont les suivantes :

-PRAUSE, Marianne, Carl Gustav Carus, Leben und Werk, Berlin, 1968, catalogue complet raisonné de l’œuvre  peinte, rubrique Fenster, n° 80,p. 107.

-NOWALD, Karlheinz, Carl Gustav Carus, “Malerstube im Mondschein”, 1926,monographie,Kiel, 1973.

-LEPPIEN, Helmut, R., Catalogue de l’exposition La peinture allemande à l’époque du Romantisme, Paris, Orangerie des Tuileries,  1976, p. 20.

-GRAVE, Johannes, Catalogue de l’exposition Carl Gustave Carus, Natur und Idee,  Dresden, 2009, n° 69, p. 87, et article Der fixierte Blick, dans le second catalogue  Wahrnehmung und Konstruktion, p. 204.

-REWALD, Sabine, Catalogue de l’exposition Rooms with a View : The open Window in the 19th Century, New York, Met, 2011, p. 108.

-MONTANDON, Alain, Les yeux de la nuit, Essai sur le romantisme allemand, Clermont-Ferrand, Presses universitaires Blaise Pascal, 2010, chapitre 10, Peindre la nuit, Dans la chambre obscure de Carl Gustav Carus, pp. 381-394.

[2] Cité par H.R. LEPPIEN, Op. Cit., p. 20, tiré de  l’ouvrage de Rudolf ZEITLER : Die Kunst des 19. Jahrhunderts,  Propylaen Kunstgeschichte, XI, Berlin, 1966.