Psychiatre, Psychanalyste
Freud commence par une réflexion sur les rapports entre esthétique, comme doctrine du beau, et la psychanalyse, qui s’intéresse à d’autres couches de la vie psychique : à l’Unheimliche. Relisons aussi la première partie, introduction dans laquelle Freud, non seulement cite ses sources comme pour le Witz, mais explique d’emblée sa méthode :
On peut maintenant s’engager dans deux voies : rechercher quelle signification l’évolution de la langue a déposé dans le mot Unheimlich, ou bien compiler tout ce qui, dans les personnes et les choses, dans les impressions sensorielles, les expériences vécues et les situations, éveille en nous le sentiment de l’inquiétante étrangeté, et inférer le caractère voilé de celui-ci à partir d’un élément commun à tous les cas. Je tiens à révéler tout de suite que les deux voies conduisent au même résultat…
C’est ce qu’il va faire, en analysant dans un premier temps les différentes significations philologiques et philosophiques du mot Heimich-Unheimlich, principalement à partir de dictionnaires (dont il précise bien qu’il reproduit les articles in extenso) : le Wörterbuch der Deutschen Sprache de Daniel Sanders (1860) et le Deutsches Wörterbuch des frères Jacob et Wilhelm Grimm (1877), avant de passer à l’étape suivante, celle qu’on pourrait qualifier de « psychanalyse appliquée » à une œuvre littéraire, le conte nocturne L’Homme au sable (Der Sandmann) de E. T. A. Hoffmann. La séquence nous intéresse particulièrement ici : d’abord la philosophie pour définir, ensuite la littérature pour les exemples, telle semble être la démarche suivie par Freud. Mais, précise-t-il d’emblée, les deux voies conduisent au même résultat, c’est-à-dire à une définition de l’effrayant à partir du familier, et cette investigation, qui a suivi la voie d’examens de cas particuliers, n’a été confirmée qu’ensuite par la linguistique. « Mais dans le présent exposé je parcourrai le chemin inverse » précise Freud. On pourrait donc paraphraser la problématique un peu à la manière de Strauss, Primo la filosofia, dopo la letteratura ou vice-versa ? Ou doit-on y voir une démarche philosophique plus rigoureuse, allant du particulier au général, où la littérature – via la psychanalyse appliquée – s‘intéresse au cas particulier et la « philosophie linguistique » valide et subsume ensuite le concept psychanalytique qui en est tiré ? Notons au passage que dans la version originale de l’article de 1919 paru dans Imago, Freud a commis une « erreur », attribuant la définition à Schleiermacher à la place de Schelling. Il est difficile de ne pas être tenté par une interprétation de ces erreurs commises justement par le théoricien du lapsus, en particulier quand il s’agit de citations de sources que Freud pouvait par ailleurs utiliser de manière très précise voire presque obsessionnelle. Freud prend en effet ici particulièrement des gants précautionneux pour expliquer que la bibliographie concernant « cette petite contribution » n’a pu être méthodiquement explorée (compte tenu en particulier du contexte de fin de guerre) et qu’elle n’est donc pas exhaustive.
Revenons aux sources : au philosophe principal Schelling, et à l’écrivain principal Hoffmann s’ajoute un psychiatre Ernst Jentsch, premier théoricien sur le plan de la psychologie médicale de l’Unheimliche auteur de Zur Psychologie des Unheimlichen (1906). Puis une référence à son confrère Theodor Reik pour une définition, à Schiller et à Klinger (auteur du Sturm und Drang) mais aussi à Tieck, et surtout à Schlegel et Novalis que l’on attendait moins ici. On retrouve donc le même éclectisme (philosophie, poésie, littérature, théâtre, psychologie et psychiatrie) que dans le Witz. La première occurrence de l’Unheimich se trouve dans une lettre à son ami Wilhelm Fließ[1] , à propos « des mères qui vacillent, les seules à se tenir encore entre nous et notre délivrance », à partir d’une expérience subjective (maladie dégénérative de la mère de Fließ) mais universelle. Le plus inquiétant et familier à la fois reste donc la perte de la mère. La seconde se situe dans Totem et Tabou de 1913 à propos du mode de pensée animiste et de la toute-puissance des idées. Citons aussi l’expérience de dépersonnalisation dans le train (où Freud ne se reconnait pas dans la vitre).
Sans développer le contenu, nous insisterons sur la méthode freudienne (philologique ?) de cette première partie, qui décline les racines latines, grecques, les emplois dans les diverses langues française, espagnole, anglaise et les différences de sens en allemand entre nicht fremd (non étranger), vertraut (familier), zahm (apprivoisé), traulich (intime), anheimelnd (engageant)…L’ultime développement bien connu revient à Schelling : est Un-heimlich ce qui doit rester secret et qui en est sorti, confirmé par un exemple de l’écrivain Karl Gutzkow :
Un-heimlich nennt man Alles, was im Geheimnis, im Verborgegen… bleiben sollte und hervorgetreten ist.
Ce qui intéresse Freud est qu’heimlich a deux significations non opposées mais étrangères (le familier et le caché), et qu’unheimlich est antonyme de la première et non de la seconde. On retrouve comme dans le Witz l’alliance des contraires. Freud avait déjà étudié en 1910 dans Über den Gegensinn der Urworte l’ambivalence originaire des mots et les sens opposés de certains mots primitifs (sacer signifiant saint et maudit). Le travail de linguiste sera comme on le sait validé par un exercice de psychanalyse appliquée sur le conte d’Hoffmann (qui aboutira à relier l’Unheimliche à l’angoisse de castration), avant de se conclure par une réflexion plus générale sur la Dichtung. Reste le problème de la traduction en français. Das Unheimliche est un adjectif substantivé avec un préfixe privatif. La traduction de Marie Bonaparte par deux mots « Inquiétante étrangeté » a donc trois défauts selon Pontalis : elle élimine le familier du Heim, supprime la censure du Un, et anticipe l’interprétation freudienne au-delà d’une simple traduction. « L’étrange familier » serait peut-être plus proche, comme le Uncanny anglais. Pourtant « l’inquiétante étrangeté » est devenue une expression très employée, presque à la mode, au point d’en oublier le sens originaire…
[1] Lettre 203 du 3 juillet 1899 dans Sigmund FREUD, Lettres à Wilhelm FLIESS, 1887-1904, Paris, PUF, 2006, p. 453.