Psychiatre, Psychanalyste
Carl Gustav CARUS et l’inconscient
L’inconscient carusien est à la fois passionnant et déroutant. Il y deux pièges dans lesquels il serait facile de tomber : celui de l’apologie et celui de la raillerie. Le premier consisterait à faire de Carus le premier grand découvreur de l’inconscient, un visionnaire de la psychanalyse dès 1846, et de tirer de ses textes des citations prémonitoires de l’œuvre de Freud. Souvent lorsqu‘il est question de Carus, certaines phrases de Psyché en particulier apparaissent dans ce sens comme Leitmotiv : « La clé de la connaissance de la nature de la vie consciente de l’âme siège dans la région de l’inconscient (inconscience) […] S’il était absolument impossible de trouver l’inconscient dans le conscient, l’homme devrait désespérer de pas comprendre sa psyché, c’est-à-dire de ne pas se comprendre soi-même […] Le premier devoir de la science de l’âme est de déterminer comment l’esprit humain peut accéder à ses profondeurs. […] Ce qui se trouve dans l’inconscient ce sont des représentations […] Ce qui fut conscient dans l’enfance est devenu inconscient et constitue la base de notre conscience d’adulte ». On pourrait multiplier les exemples, en particulier sur les rêves, les pulsions, la psycho-dynamique et le refoulement… Nous essaierons au contraire de recontextualiser l’inconscient carusien dans toutes ses sources possibles : idéalisme transcendantal et Naturphilosophie, physiologie, psychologie empiriste, esthétique, magnétisme, vitalisme, physiognomonie, anatomie comparée et méthode génétique, religion. On a qualifié Carus d’érudit, voire de passeur (Brückenbauer) entre classicisme, romantisme et science moderne[1]. Carus était en effet, comme il est inscrit sur sa tombe du Trinitatisfriedhof de Dresden Naturforscher und Artz, Philosoph und Kunstler. Il a étudié la zoologie, la géologie, la botanique, la chimie, la physique, le dessin et la théologie à la Thomasschule de Leipzig, puis la philosophie et la médecine à l’université, puis la peinture à Dresden. Au point qu’on a pu aussi lui reprocher d’être superficiel en tout et l’accuser de dilettantisme. Certains manuels de psychiatrie (français) ont surtout souligné sa formation d’obstétricien donc son absence d’expérience clinique en psychiatrie, voire sa méconnaissance pratique des maladies mentales, et ont taxé sa notion d’inconscient de confuse, de spéculations romantiques sans limites, perdues dans un océan de considérations vagues, philosophiques et mystiques[2]. D’autres, tout en soulignant aussi sa formation avant tout obstétricale, le prestige de sa Chaire d’accouchement de l’Académie de Médecine et de chirurgie de Dresden, son traité de la grossesse et de l’accouchement de 1822 (contenant une remarquable description de la grossesse extra-utérine), puis ses études d’anatomie comparée, reconnaissent ensuite en Carus l’auteur d’une œuvre « éclectique », allant jusqu’à le qualifier de « précurseur des études sur la dynamique de l’inconscient », même si Psyché, vers une génétique de l’âme (sic) reste un essai plus abstrait et métaphysique que porteur d’incidences pratiques[3].
L’inconscient carusien est donc un concept complexe car avant tout syncrétique, à la fois métaphysique et psychologique, entre philosophie de la nature et biologie, physiologie et anthropologie, allant même de la sexualité au divin. Afin d’éviter et l’apologétique et la vulgarisation moqueuse, nous nous efforcerons d’étudier les sources selon trois axes, remarquant d’emblée que les genèses des concepts d’esthétique, d’inconscient et de stimmung sont étroitement liée :
1-esthético-psycho-physiologiste : partant de Leibniz et de Christian Wolff, il faut noter que deux voies se sont distinguées : celle de l’esthétique définie par Alexander Gottlieb Baumgarten comme théorie de la connaissance sensible, puis de la théorie du plaisir par Johann Georg Sulzer et Karl Phillip Moritz ; celle d’une définition de l’inconscient à partir d’Ernst Platner, professeur de Carus.
2-philosophique partant de Kant, de la métaphysique à l’idéalisme transcendantal, puis aboutissant à la Naturphilosophie de Schelling et Lorenz Oken dont Carus s’est beaucoup inspiré. Nous pourrions y rattacher une certaine philosophie de la nature et de l’inconscient du Sturm und Drang au classicisme de Weimar avec Goethe, Herder et Schiller[4].
3-scientifique et médical : à partir de la notion de force vitale, incluant le vitalisme-animisme de Georg-Ernst Stahl, l’irritabilité et la sensibilité d’Albrecht von Haller, la Lebenskraft de Johann Christian Reil, la Bildungstrieb de Johann Friedrich Blumenbach, le galvanisme d’Alexander von Humboldt.
Carus psychologue, psychiatre, psychanalyste ?
Si Carus a réussi à être un précurseur de la psychanalyse sans être une psychiatre clinicien, il mérite bien le nom de psychologue au sens philosophique du terme.
Le nom de psychologue est classiquement attribué au luthérien Philipp Melanchthon (Philipp Schwarzert, 1497-1560) qui introduit en latin le terme psychologia en 1540 dans ses écrits traitant de l’âme humaine[5] Commentarius de Anima (d’après Aristote et Galien), puis (via Descartes, Locke, Condillac) à Christian Wolff qui a divisé la science de l’âme en psychologie empirique « science qui au moyen de l’expérience établit les principes avec lesquels s’explique ce qui survient dans l’âme humaine » et psychologie rationnelle « étude philosophique des questions sur la nature des facultés et des opérations psychiques, sur l’essence de l’âme, de son origine, de son immortalité , de ses relations avec le corps ». Diderot reprend dans un article de l’Encyclopédie de 1765 cette définition wolffienne, rappelant que la psychologie est une partie de la philosophie, et que la connaissance de la vérité de l’âme est indispensable à la pratique de la vertu. Théodule Ribot, dans son ouvrage sur la psychologie allemande, attribue les origines de la psychologie scientifique en opposition à Kant, à Johann Friedrich Herbart (1778-1841), contemporain donc de Carus, dans son ouvrage de 1824 Die Psychologie als Wissenschaft, neu gegründet auf Erfahrung, Metaphysik und Mathematik[6]. Il assura la transition entre l’idéalisme spéculatif pur et la psychologie empirique voire le psychologisme[7]. Son successeur sera Rudolf Hermann Lotze (1817-1881), psycho-physiologiste puis les adeptes de la psychologie expérimentale Gustav Theodor Fechner et Wilhelm Wundt (cités par Freud). Carus reste un psychologue très influencé par l’idéalisme de Schelling, donc issu du kantisme (comme Heinroth, Burdach, Schubert, Steffens). La théorie de l’identité de Schelling (entre esprit et nature, sujet et objet) s’applique ainsi à la psychologie : la nature de l’esprit se reflète dans la structure du cerveau et le type de personnalité dans la structure du corps. Oken sera le maillon intermédiaire vers Fechner qui reprendra cette théorie sous forme d’une psycho-physique.
Afin de répondre à l’accusation que l’on a pu porter à Carus de ne pas être psychiatre, rappelons que Carus est né à Leipzig en 1789 et que la naissance de la psychiatrie (en France) est classiquement datée entre 1789-1838. Allant du décret de l’Assemblée nationale ordonnant la mise en liberté des prisonniers par lettres de cachet et la prise en charge médicale des malades mentaux, de la célèbre libération des fous de leurs chaînes sous la Terreur par Philippe Pinel et de la première publication en 1800 (an IX) de son Traité médico-philosophique sur l’aliénation mentale ou la manie à la loi de Esquirol de 1838 sur les aliénés non responsables pénalement de crime si insensés. En Allemagne, le plus célèbre contemporain (de vingt ans son ainé) de Carus est Johann Christian Reil (1759-1813[8]), qui publie en 1803 Rhapsodieen über die Anwendung der psychischen Curmethod auf Geisteszerrüttungen, décrit le lobe de l’insula, la cénesthésie (Gemeinsgefühl) avec Christian Friedrich Hübner, et la force vitale (Lebenskraft). Reil crée le néologisme médecine de l’âme ou « Psychiatrie » en 1808 dans un texte Ueber den Begriff der Medicin und Ihre Verzweigungen besonders in Beziehung auf die Berichtigung der Topik der Psychiaterie[9]. Il reste un psychiatre de la conscience de soi (Selbstwußtsein[10]), un aliéniste ayant transformé la Tolhaus en hôpital psychiatrique, au centre de la querelle Psychiker contre Physiker. Wilhelm Griesinger et Rudolf Virchow tenteront une synthèse des deux orientations et assureront la transition des maladies mentales de la psychiatrie romantique aux maladies du cerveau[11].
Plus proche de Carus est le médecin « psychiatre romantique », Johann Christian Heinroth (1773-1843) ayant exercé à Leipzig[12]. Moqué pour avoir fait du péché la principale cause des maladies mentales, il fut en 1818 dans son Lehrbuch der Störungen des Seelenslebens oder der Sellenstörungen und ihrer Behandlung l’inventeur des concepts d’ Über-Uns et Ich-Sucht (sur-nous et amour de soi). Là encore il serait un peu facile, quoique pertinent, de faire le grand saut vers Freud en identifiant Sünde /culpabilité, Über-Uns /surmoi et Ich-Sucht / narcissisme. Le suisse Ignaz Paul Vital Troxler (1780-1866), théoricien d’une anthroposophie, faisant du Gemüt le centre de gravité d’une Tetraktys à double polarité (Leib-Seele / Körper-Geist) et Gottfried Heinrich von Schubert (1780-1860), auteur du célèbre ouvrage Die Symbolik des Traumes de 1814, restent les deux plus proches de la pensée carusienne en tant que précurseurs de la psychanalyse[13].
Philosophe et psychologue, précurseur de la psycho-dynamique, il faut souligner, pour rendre compte du syncrétisme de ses concepts, que Carus est aussi contemporain et héritier de deux nouvelles sciences, la biologie, et la craniologie puis phrénologie. En effet, un important néologisme, celui de la science du vivant ou biologie, est doublement créé en Allemagne et en France en 1802, par Karl Friedrich Burdach (professeur de Carus) puis Gottfried Reinhold Treviranus dans Biologie oder Philosophie der lebenden Natur, et par Jean-Baptiste Lamarck dans Recherches sur l’organisation des corps vivants[14], faisant de la biologie une science autonome de la vie. Franz Joseph Gall, neuroanatomiste, crée aussi une nouvelle science Kraniologie en Allemagne en 1807 par une nouvelle méthode, la cranioscopie (Schädelvermessung) , en recherchant les correspondances entre l’anatomie du crâne, la localisation des fonctions cérébrales et les caractères dans Kraniologie, neue Entdeckungen in der Gehirn, Schädel und Organenlehre, science rebaptisée ensuite phrénologie avec Spurzheim en 1810[15].
Rappelons enfin l’importance de quatre autres théories et pratiques scientifiques dont Carus sera l’héritier : le magnétisme, la physiognomonie, la géologie, l’anatomie comparée. Après les études de Franz Anton Messmer (1734-1815) sur le magnétisme animal, Johann Wilhelm Ritter publie en 1797 à Iéna Über den Galvanismus. Carus a travaillé sur le Lebensmagnetismus et Alexander von Humboldt sur le galvanisme. Johann Kaspar Lavater (1740-1801), ami de Goethe, avait publié en 1775-78 Physiognomische Fragmente, L’art de connaître les hommes par leur physionomie, et en 1778 Christoph Lichtenberg Über Physiognomonik. Abraham Gottlob Werner (1750-1817) a défendu le neptunisme (stratification de la terre à partir de l’Urgebirge issue de l’océan), s’opposant au plutonisme de James Hutton. Carus, influencé par Humboldt, développera dans les Neuf Lettres sur le peinture de paysage ses réflexions sur l’Erdlebenbildkunst (représentation de la vie de la terre). Enfin, Carus a beaucoup travaillé sur l’anatomie comparée. Il a été contemporain de la querelle de George Cuvier (1769-1832), fondateur de l’anatomie comparée moderne, et d’Etienne Geoffroy Saint-Hilaire (1772-1844) sur le transformisme. Il a rencontré, en accompagnant le roi de Saxe en Grande-Bretagne Richard Owen (1804-1892). C’est en 1859 que Charles Darwin publiera l’origine des espèces[16]. Il est donc impossible de comprendre Carus sans tenir compte de ses différentes activités scientifiques. La fondation en 1822 par Carus et Oken (avec Alexandre von Humboldt) de la Gesellschaft deutscher Naturforscher und Ärzte (société des médecins et naturalistes allemands) et sa présidence en 1862 à l’Akademie Leopoldina témoignent de sa réputation d’homme de science.
La richesse des romantiques et de scinetifiques contemporians ne doit pas enfin pas oublier les racines antiques de Carus qu’il cite régulièrement. Les deux auteurs les plus signifiants sont sans doute un médecin et un philosophe, Hippocrate et Aristote. Le traité hippocratique Airs, eaux lieux a beaucoup influencé Carus pour la théorie de la Stimmung et le de Anima d’Aristote reste un modèle pour la tripartition des âmes.
Pour en revenir à son influence sur la psychanalyse freudienne et jungienne, elle se fera principalement via Eduard von Hartmann, Theodor Fechner, Robert Vischer, Theodor Lipps, et Wilhelm Wundt, auteurs cités par Freud. Nous en dégagerons cinq points d’accroche ou d’ancrage psychanalytiques :
-La substantivation par Carus das Unbewusste utilisé par Freud
-La psychodynamique de l’inconscient
-La tripartition, même si elle est très différente, plus génétique que topique
-La temporalité, la mémoire et l’enfance.
-La question de la pulsion, force vitale, et des liens entre représentation et des affects, Vorstellung et Empfindung.
Le mot unconscious (adjectif avec préfixe privatif) est employé pour la première fois à Edimburgh en 1751 par Henry Home (Lord Kames) dans Essays on the Principles of Morality and Natural Religion :
When we attend to the operations of the external senses, we discover that external objects make not impressions all of them in the same manner. In some instances we feel the impression, and are conscious of it, as an impression. In others, being quite unconscious of the impression, we perceive only the external object.[17]
Si nous sommes attentifs au fonctionnement des sens externes, nous découvrirons que les impressions que font sur nous les objets extérieurs ont des effets différents. Dans certains cas, nous ressentons l’impression et en sommes conscients comme d’une impression. Dans d’autre cas, étant parfaitement inconscients de l’impression, nous percevons seulement l’objet extérieur.[18]
Contemporain de Wolff, Henry Home (1696-1782) juge et philosophe écossais, désigne donc comme « inconscientes » les petites perceptions décrites par Wolff. Lancelot Whyte qualifie le lancement de ce nouveau symbole linguistique comme désignant une des plus grandes révolutions de la pensée humaine[19].
Vingt-cinq ans plus tard en Allemagne, en 1776, Ernst Platner, médecin et philosophe, dans Philosophische Aphorismen, utilise pour la première fois les deux termes suivants : bewußtlos (adjectif avec suffixe privatif, en lien avec les représentations inconscientes : bewußtlose Vorstellugen) et Unbewußtsein (substantif avec préfixe privatif, en opposition avec la conscience : inconscience) :
§25.Das Leben der Seele ist eine ununterbrochene Folge von Wirkungen, eine stetige Reihe von Ideen beiderlei Art. Denn Apperceptionen wechseln, das ganze Leben hindurch mit Perceptionen ab -Wachen und Schlaf, Bewußtsein und Unbewußtsein[20].
La vie de l’âme est une suite interrompue d’actions, une série continue d’idées des deux espèces. Les aperceptions alternent avec les perceptions tout au long de la vie : veille et sommeil, conscience et inconscience[21].
§30. Bewußtlose Vorstellungen sind nicht anders , als die in der Seele meisst leidendlichen Einwirkungen – der Sinnen, oder der Phantasie [22].
Les représentions inconscientes ne sont pas autres que celles qui dans l’âme mesurent les influences affectives des sens et de l’imagination.
§ 141. Die Lehre von den bewusstlosen Vorstellungen ist fruchtbar an psychologischen Anwendungen; vorzüglich jedoch in der Theorie des Empfindungs und Bestrebungsvermögens.[23]
La théorie des représentations inconscientes est riche en applications psychologiques ; en premier lieu dans la théorie de la faculté de sentir et de désirer.[24]
Platner a été un professeur de Carus à Leipzig[25], dont Anthropologie für Ärzte und Weltweise de 1772 a marqué l’entrée de l’anthropologie dans la médecine, elle-même partie de la philosophie, posant la problématique comme lien Corps-âme-communauté. Dans la préface de Natur und Idee, Carus cite (outre Platon et Aristote pour la Phusis), Schelling et Oken pour la Naturphilsosopie et Ernst Platner dont le « septicisme animé et assermenté (angeregt und vereidigt Septicismus) [26] l’aurait empêché de sombrer dans l’emballement spéculatif de la Naturphilosophie[27].
Le dictionnaire grammatical et critique du dialecte haut-allemand de Johann Christoph Adelung[28] comprend un article Unbewußt dans la version de 1780 :
Unbewußt, adv. Der Gegensatz von bewußt, welches doch nur als ein Nebenwort gebraucht wird […] Der Hauptwort der Unbewußt, der Zustand des nicht Wissens, als der Gegensatz von der Bewußt wird selten gebraucht.
Inconscient, adv. Le contraire de conscient, alors seulement utilisé comme adverbe. Le substantif l’inconscient, l’état de ne pas savoir, comme le contraire du conscient est rarement utilisé.
Adelung substantive ici dans un deuxième temps au masculin l’inconscient der Unbewußt au sens du contraire du conscient, c’est-à-dire de l’état de ne pas savoir. Il définit aussi par le négatif l’adverbe Unempfindlich (ein unempfindliches Gemüth) puis le substantif Unempfindlichkeit l’incapacité de ressentir la douleur, la peine, la colère, l’amour…[29]
Carus va substantiver l’adjectif en das Unbewußte en 1846 dans Psyche dès la première page mais lors de la deuxième occurrence (notons qu’il utilise Unbewußtsein la première fois) :
Der Schlüssel zur Erkenntnis vom Wesen des bewußten Seelenlebens liegt in der Region des Unbewußtseins. Alle Schwierigkeit, ja alle scheinbare Unmöglichkeit eines wahren Verständnisses vom Geheimnis der Seele wird von hier aus deutlich. Wäre es eine absolute Unmöglichkeit, im Bewußten das Unbewußte zu finden, so müßte der Mensch verzweifeln zum erkennen seiner Seele, d. h. zur eigentlichen Selbsterkenntniß zu gelangen. Ist diese Unmöglichkeit nur eine scheinbare, so ist es die erste Aufgabe der Wissenschaft von der Seele darzulegen, auf welche Weise der Geist des Menschen in diese Tiefen hinabzusteigen vermöge[30].
La clé de la connaissance de la nature de la vie consciente de l’âme est dans la région de l’inconscience. D’où la difficulté, sinon l’apparente impossibilité à comprendre pleinement le secret de l’âme. S’il était absolument impossible de retrouver l’inconscient dans le conscient, l’homme n’aurait plus qu’à désespérer de pouvoir jamais arriver à une connaissance de son âme, c’est-à-dire à une connaissance de lui-même. Mais si cette impossibilité n’est qu’apparente, alors la première tâche d’une science de l’âme sera d’établir comment l’esprit de l’homme peut descendre dans ces profondeurs.
Cette substantivation par Carus de l’Inconscient aura une conséquence métapsychologique fondamentale : ne plus faire de l’inconscient le négatif du conscient, au sens où l’obscurité est le négatif de la lumière, mais une instance à part en lien dynamique avec lui. Cette substantivation doit être vue comme une positivation[31], ouvrant sur une topique et une dynamique.
Freud gardera en 1915 le substantif, proposant d’utiliser le sigle Ubw (avec majuscule) pour définir l’Inconscient, non plus seulement comme adjectif pour désigner les représentations inconscientes dans les rêves par exemple (comme au chapitre VII de Traumdeutung), ni l’état descriptif d’inconscience psychique (Unbewußheit[32]), condition ou phénomène, mais un système ou une instance[33]. De même, Bewußtheit est la lucidité, la qualité d’être conscient que certains auteurs traduisent par consciensciosité, Bewußtsein la conscience psychologique au sens de l’activité, de la fonction, das Bewußte le conscient comme instance en lien avec le préconscient et l’inconscient[34].
Le maillon entre Carus et Freud est von Hartmann qui va écrire une philosophie de l’inconscient Philosophie des Unbewußten en 1870, élevant ainsi l’adjectif substantivé au rang de concept métaphysique. Il rend un hommage mitigé à Carus :
In die neuere Naturwissenschaft hat der Begriff des Unbewußten noch wenig Eingang gefunden. Eine rühmliche Ausnahme macht der bekannte Physiologe Carus, dessen Werke “Psyche” und “Physis” wesentlich eine Untersuchung des Unbewußten in seinen Beziehung zum leiblichen und geistigen Leben enthalten. Wie weit ihm dieser Versuch gelungen ist und wieviel ich bei dem meinigen von ihm entlehnt haben könne, überlasse ich dem Urteil des Lesers. Jedoch füge ich hinzu, daß der Begriff des Unbewußten hier in seiner Reinheit frei von jedem unendlich kleinen Bewußtsein klar hingestellt ist.
Dans la science récente de la nature, le concept de l’Inconscient a trouvé peu de faveur. Une illustre exception nous est offerte par le physiologiste connu Carus. Ses ouvrages « Psyche » et « Physis » contiennent surtout l’analyse de l’Inconscient dans ses rapports avec la vie du corps et celle de l’esprit. Je laisse au lecteur le soin de juger jusqu’à quel point Carus a réussi dans sa tentative et dans quelle mesure je me suis inspiré de son travail. J’ajoute pourtant que le concept d’Inconscient est chez lui présenté dans toute sa pureté et nettement distingué de la conscience infiniment faible.[35]
La tripartition est beaucoup plus proche de celle de l’âme aristotélicienne que de celle des deux topiques de Freud. Carus cite souvent Aristote : il reprend dans les Vorlesungen la tripartition de l’âme, la définition de l’entéléchie comme puissance dans Psyché et la première phrase de Natur und Idee situe d’emblée sa théorie dans la lignée d’Aristote puis de la Naturphilosophie :
Die Wissenschaft, welche Aristoteles mit dem Namen der Phusis, die Späteren mit dem Namen der Naturphilosophie bezeuchneten, und die wir hier unter dem der Lehre von Natur und Idee darlegen[36]…
La science, qu’Aristote a appelé Physis, que les suiveurs ont désigné par le nom de philosophie de la nature, et que nous exposons sous la théorie de Nature et Idée …
Carus est fidèle à l’étymologie grecque et latine de la nature : phusis (croissance) et natura (dérivant de nascor : naissance). Il définit aussi étymologiquement la personne comme per-sonare, comme individu se définissant par sa voix, comme celle d’un comédien de théâtre antique qui traverse son masque, sonne et raisonne (heraus -hindurchtöne, per-sonare wie die Stimme des antiken Schauspielers durch seine Maske[37]). La théorie de l’âme automotrice d’une part et tripartite d’autre part est reprise par Carus.
Rappelons rapidement la définition aristotélicienne de l’âme[38] pour mieux faire apparaitre les analogies avec la psyché carusienne : l’âme est substance en tant qu’elle est forme d’un corps naturel ayant la vie en puissance, la substance formelle est entéléchie, l’âme est donc entéléchie première d’un corps de cette nature. Elle est souffle de vie et puissance de connaître. Les facultés de l’âme sont végétative (nutrition et génération), désirante (appétit, courage, volonté), sensitive, locomotrice et dianoétique[39] et différentes selon les espèces. Les plantes ne possèdent que la faculté nutritive. Les animaux ont au moins un sens donc la sensation du plaisir et de la douleur et la locomotion. Les êtres humains ont la faculté dianoétique et l’intellect. L’imagination est à part car elle peut être fausse. On retient une tripartition de l’âme : végétative, sensitive et intellectuelle.
Carus reprend la définition du principe de vie et mouvement :
Nur ein einiges Princip des Lebendigen, nur ein sich aus sich selbst Bewegendes – eine Entelechie mit Aristoteles, oder eine Idee mit Plato, oder eine Psyche, eine Seele, mit einem Worte ein Göttliches, nenne man es nun wie man wolle[40]–
Seulement quelque principe du vivant, du propre mouvement en soi et par soi –une entéléchie avec Aristote, une Idée avec Platon, une psyché, une âme, un divin, on le nomme désormais comme on veut.
Il définit plus loin l’âme comme une pulsion formatrice Bildungstrieb ou force de vie Lebenskraft. Il fait ensuite correspondre l’âme végétative avec l’inconscient formateur (absolu total embryonnaire et partiel végétatif), l’âme sensitive avec la conscience du monde et l’âme intellectuelle avec la conscience de soi :
Hatte nicht schon Aristoteles, wenn er in seinem 3. Buch De Anima die Stufenfolge von vegetativer, sensitiver und intellektueller Seele aufstellt, eigentlich bereits volkommen die Erkenntnis von der dreifaltigen Erscheinungsform der Seeele erkannt, welche neuere Forscher mit dem Namen der bewußtlosen, bildenden, der weltbewußten und vorzugweise empfindenden, und der selbstbewußten, die Freiheit des Gedanken und der Tat erreichenden ausdrücken wollten[41] ?
Aristote n’avait-t-il pas, en posant dans son troisième livre de De Anima les niveaux suivants de l’âme, végétatif, sensitif et intellectuel, déjà distingué véritablement parfaitement les trois formes de manifestations de l’âme, que les nouveaux chercheurs voulaient exprimer, par les noms d’âme inconsciente ou formatrice, de conscience du monde et de préférence sensitive, et de conscience de soi atteignant la liberté de la pensée et de l’action ?
La tripartition concerne ici l’inconscient en général et deux stades de conscience.
Carus décrit aussi une tripartition de la conscience : du monde extérieur (encore associée à la vie organique et à l’instinct), conscience de soi : triade vouloir, sentir, connaître, conscience du divin. Il décrit aussi une autre tripartition (diachronique) de la vie et une tripartition de l’inconscient qui lui correspond plus ou moins :
Der Mensch, als Individuum, lebt nämlich in drei ganz wesentlich verschiedenen Zuständen sein Leben :
1-als nur microskopisch wahrnehmbares , aus concentrischen Hüllen bestrebendes Ei,
2-als innen im Ei Reimendes, b. i. Embryo, und
3-als eigenlicher Mensch[42].
L’humain, en tant qu’individu, vit en effet dans trois différents états fondamentaux sa vie :
1- sous forme d’œuf composé d’enveloppes concentriques, perceptible seulement microscopiquement,
2-sous forme d’œuf germinatif, ou embryon et
3- comme véritable être humain.
Le premier état ou Dasein latent est inséparable de l’organisme et de la vie maternels de même que la seconde période ou vie embryonnaire jusqu’à la naissance. En découlent trois inconscients, mais il ne s’agit pas d’une topique au sens freudien, sinon d’une évolution « génétique » de l’organisme. Il y donc au total cinq stades (voir tableau) correspondant respectivement à la vie embryonnaire, à la vie végétative, à la vie inconsciente frontière liée au refoulement de sensations, sentiments, représentations (espace des rêves), à la vie perceptive empirique consciente des 5 sens (plaisir et douleur) permettant la relation au monde, et enfin à la vie de la triade sentiment, volonté, connaissance permettant l’aperception ou réflexivité ou conscience de soi. Le divin est le stade ultime.
Structures de la Psyche |
Qualités |
Quantité |
Temporalité |
||
Das Unbewußte L’Inconscient |
Das absolut Unbewußte L’inconscient absolu |
Allgemeines absolut Ubw. Ics absolu général |
Embryonisches Dasein Vie embryonnaire |
Collectif |
Passé et futur
Epimetheisch Epimétheen Mémoire
Prometheisch Prométhéen Anticipation |
Parzielles absolut Ubw. Ics absolu partiel |
Vie végétative
Croissance nutrition génération: district Bereich tonalité affective Stimmung sentiment vital Lebensgefühl |
||||
Das relativ Unbewußte (sekundär) L’inconscient relatif (secondaire) |
« Refoulement »
Sentiments Sensations Représentations Rêves |
|
|||
Das Bewußtsein La Conscience |
Weltbewußtsein Conscience du Monde |
Vie empirique
Perception Sensation
6 sens = toucher goût odorat ouïe vue + chaleur
Plaisir Douleur |
Présent |
||
Selbstbewußtsein Conscience de soi |
Réflexivité
Sentiment Connaissance Volonté
→Idée du beau, du vrai, du bon (amour), du divin |
Individuel |
Tableau des cinq niveaux de la Psyche, allant de l’inconscient absolu général à la conscience de soi[43]. A confronter avec le Schema der psychischen Persönlichkeit des Menschen de Natur und Idee[44], reprenant l’Urpflanze de Goethe, sous forme d’une plante dont les racines de l’inconscient s’épanouissent en feuilles vers le divin.
On note ici la branche gauche du Gemüt (Perception, sensation, sentiment) et au niveau de la conscience de soi les Stimmungen tristesse / joie et désir-attraction / haine-répulsion. L’épanouissement vers le divin est très platonicien (Idée du beau, du vrai, du bon) à partir de la triade sentiment, connaissance, volonté.
–Das absolut allgemeine Unbewußte ou Ics général absolu est totalement inaccessible à la conscience. Il correspond à la vie embryonnaire. L’idée est y totalement subordonnée à la formation organique et ne s’appelle pas encore âme. C’est une région à travers laquelle aucun rayon de conscience (kein strahl des Bewußtseins) ne pénètre[45].
–Das absolut parzielle Unbewußte ou Ics absolut partiel concerne la vie végétative. Il est composé de régions ou districts (Bereich) assurant cinq fonctions végétatives autonomes : croissance, nutrition, circulation sanguine, respiration. Il faut ici faire le lien avec Reil qui a décrit la vie ganglionnaire ou végétative et le Gemeinsgefühl ou la cenesthésie ou sensorium commune, sensibilité générale. Dans sa thèse de 1794, Caenesthesis Reil définit le « moyen par lequel l’âme est informée de l’état de son corps ». Il reprend une autre tripartition, celle de Descartes qui avait distingué trois catégories de perceptions et des représentations : conscience de soi (imaginations et jugements de l’âme), de son corps (cénesthésie par les nerfs), du monde (par les sens) .
La perception du son propre corps, l’attention portée aux sensations internes du corps, indépendamment des sens, ce sentiment vague de l’état interne du corps (futur schéma de représentation corporelle) est à mettre ne lien avec dans l’Ics partiel de Carus.
Chaque région a une tonalité affective, une Stimmung, qui contribue au sentiment vital de notre vie affective. Les variations de ces tonalités affectives interagissent :
Eine veränderte Stimmung des Blutlebens nicht ohne Einfluß bleibt auf die Stimmung des Geistes u. s. w.[46]
Un changement de tonalité affective de la vie de la circulation sanguine ne reste pas sans influence sur l’esprit et ainsi de suite.
–Das relativ (Sekundär) Unbewußte ou Ics relatif (secondaire) est la zone tampon, incluant la totalité des sentiments, perceptions et représentations qui ont été les nôtres à un moment de notre vie et sont devenus inconscients par oubli, habitude. C’est la vie qui est parvenue temporairement à la conscience et est redevenue inconsciente. L’Ics est le lieu des rêves. C’est à ce niveau que l’on peut situer la dynamique du refoulement.
L’inconscient a encore trois qualités[47] :
-immédiateté (unmittelbarkeit) : l’inconscient peut être disponible immédiatement, là où le conscient nécessite un travail pénible de répétition, apprentissage, répétition.
-infatigabilité (Unermüdbarkeit) : il n’a pas besoin de repos comme notre vie consciente. L’inconscient progresse sans pause, dans l’accomplissement des évènements sans besoin de préparation ni d’exercice.
-infaillibilité (Unfehlbarkeit) : il ignore les erreurs et est douée d’une sagesse innée. Son infaillible certitude, sagesse et beauté (unfehlbare Sicherheit, Weisheit und Schönheit) contre-balance les vacillements, les oscillations et hésitations du conscient (wo das bewußte Denken schwankt).
Il ne connaitra pas la maladie, il a le pouvoir guérisseur de la nature.
Der größte Teil der Gedanken unseres Bewußtseins immer wieder im Unbewußtsein untergeht und nur zeitweise und einzeln wieder ins Bewußtsein treten kann […] Ein ehemals Gewußtes ist also nun ein Unbewußtes und nichts destoweniger ist dieses Unbewußte die Basis unseres jetzigen Bewußtseins[48].
La plus grosse partie des pensées de notre conscience redisparait toujours à nouveau dans notre Inconscient et seulement par moment et séparément peut ressortir dans notre conscience […] Ce qui était jadis connu est ainsi désormais un Inconscient et cet Inconscient est néanmoins la base de notre conscience présente.
Pour Carus Inconscient et conscient sont des rayons d’une même unité (Strahlungen einer und derselben Einheit). Entre les deux il y a une frontière très mobile (eine beweligte Grenze). L’inconscient relatif carusien est un lieu d’échange incessant entre conscience et Inconscient, une zone-tampon.
La dynamique pulsionnelle freudienne, décrivant le fonctionnement de l’appareil psychique à l’aide de conflits de forces, avec poussées, résistances, défenses dont le refoulement avec son corollaire le retour du refoulé, est déjà à l’œuvre dans la pensée de Carus, qui est ici au plus proche de la future psychanalyse.
C’est à Goethe que Carus emprunte sa terminologie, à partir de son drame Pandora de 1807. Prométhée est condamné à pousser vers le futur, il est celui qui pense avant, le prévoyant, représente l’anticipation. Epiméthée est condamné à rester dans le passé, celui qui réfléchit après, responsable du malheur des hommes en ayant accepté d’épouser Pandore (avec sa boite). Il représente la mémoire du passé. Carus distingue :
-un Ics prométhéen (prometheisches Unbewußte) responsable de l’anticipation,
-un Ics epiméthéen (epimetheisches Unbewußte) responsable de la mémoire du passé.
Tout le passé et tout l’avenir de l’organisme vivant sont parties intégrantes d’un Tout, il faut nécessairement qu’ils soient, l’un avec l’autre, dans la plus étroite interdépendance : ce qui procède doit présager ce qui suit[49]. Souvenir et prévision sont donc les deux pôles de la mémoire. Il convient de rappeler ici encore combien la thèse de la récapitulation (ontogénèse et phylogénèse) est essentielle pour Carus, élaborée plus tard par Ernst Haeckel et reprise par Freud discutant le lien entre histoire individuelle et collective. Mais la Naturphilosophie a initié la théorie de la récapitulation, énonçant qu’une même loi commandait le développement des espèces, des individus dans la nature. Comme les germes végétaux et les embryons animaux contiennent potentiellement tout leur développement futur, l’inconscient carusien organique est porteur de prévision (prométhéen) et garde la mémoire inconsciente de l’hérédité (épiméthéen).
L’inconscient absolu est donc collectif et la conscience de soi individuelle. Entre les deux l’inconscient relatif et la conscience du monde ont une part individuelle et une part collective. C’est sur cet argument principal que les jungiens ont repris la thèse de l’Ics collectif, des archétypes, de l’individuation.
L’inconscient carusien a été comparé à celui de Carl Gustav Jung, qui le cite, contrairement à Freud, souvent. James Hillman fait reposer l’analogie des deux pensées d’abord sur leur méthode qu’il qualifie d’ « holistique » aboutissant ainsi à un « idéalisme psychologique[50]». Cette approche a, selon lui, l’avantage d’éviter deux pièges inverses : celui de considérer la psychologie comme une science empirique, et l’idéalisme comme une philosophie purement métaphysique. Considérant l’inconscient humain faisant partie d’un tout universel, le lien entre nature et psyché est commun à Carus et Jung. La vie biologique inconsciente commune à l’homme, à la terre et au monde décrite par Carus comme « inconscient absolu » rejoint le concept d’ « inconscient collectif » de Jung. Jung considérait que la psychologie de l’inconscient théorisée par Carus avait retrouvé le chemin qui avait été perdu par les alchimistes, alors que l’alchimie avait trouvé son expression poétique la plus forte dans le Faust de Goethe. Jung a vu en Carus, non un simple théoricien d’une philosophie empirique, mais un potentiel inventeur d’une méthode thérapeutique : « Carus aurait vécu aujourd’hui, il aurait été sans aucun doute un psychothérapeute[51] ». La comparaison faite par Carus entre le conscient et l’inconscient comme flèche et base d’une cathédrale reprend l’image de l’ombre de Jung et de l’iceberg de Fechner. On peut rapprocher les concepts d’Urbild avec ceux d’Imago et d’archétype, du lien dynamique entre Anima et Esprit, et le concept d’ « individuation » (Selbstwerdung) comme un processus, un élan biologique, une dynamique inconsciente vers la conscience de Soi qui se distingue du Moi. Les aspects temporels prométhéens et épiméthéens de l’inconscient carusien sont repris par Jung. Enfin, la dimension divine, totalement absente chez Freud, est commune à Jung (participation mystique) et Carus (Idée du divin).
Ce point clé est développé par Carus dans le chapitre III des Neuf lettres, particulièrement dans le passage Von dem Entprechen zwischen Gemütsstimmugen und Naturzuständen, (correspondances entre « états d’âme » et états de la nature) posant d’emblée la question des correspondances thymiques entre âme et nature en terme de rapport entre représentation et sensation (Vorstellung und Empfindung). Vorstellung remplace ici Darstellung et une note précise dans quel sens le mot ambivalent (vieldeutig) d’Empfindung est employé : au sens de Stimmung des Gefühls (tonalité affective ou humeur) ou Gemütsstimmung (état d’âme) :
Wenn der ordnende Geist des Menschen in seine eigenen Tiefen blickt, so vermag er in den vielfachen Regungen der Seele zunächst zu unterscheiden zwischen Vorstellung und Empfinfung*.
*Ich nehme hier dieses vieldeutige Wort in dem Sinne, welchen man auch durch Stimmung des Gefühls, Gemütsstimmung bezeichnet.[52]
Lorsqu’’il se penche sur ses profondeurs, l’esprit organisateur de l’homme peut distinguer immédiatement dans les divers mouvements de l’âme entre représentation et sensation*.
*Je prends ici ce mot ambigu au sens où on le caractérise comme humeur affective, état d’âme[53].
Après avoir défini le fonctionnement de la vie psychique entre sensation et représentation (ce qui correspond au pulsionnel), Carus étudie ce qui se passe quand nous contemplons la nature ou une œuvre d’art, c’est-à-dire les correspondances entre les tonalités particulières de notre psyché et les métamorphoses des paysages naturels, donc la Stimmung :
Allein indem dadurch unser Ich mit einem neuen Kreise der Außenwelt in Beziehung (das ist selbst einen veränderten inneren Zustand) gesetzt wird, muß zugleich eine Empfindung angeregt werden, welche der Stimmung homogen ist, die entweder in Naturleben selbst durch die gegebenen einzelnen Erscheinungen sich offenbart, oder dem Gefühle entspricht, aus welchem, als aus einer inneren Einheit, die Vorstellung und dann die wirkliche Gestaltung des Kunstwerks hervorging[54].
Ainsi notre moi accède-t-il à une nouvelle sphère du monde extérieur (c’est-à-dire que son état intérieur est modifié), ce qui provoquera une sensation homogène à la « tonalité affective », celle-ci se révélant dans la nature elle-même à travers les différents phénomènes donnés, ou bien correspondant au sentiment dont procèdent, comme d’une unité intérieure, la représentation puis la figuration réelle de l’œuvre d’art[55].
La deuxième approche de la Stimmung carusienne est de faire le lien dynamique entre conscient et inconscient, comme on l’a vu à propos des districts de l’inconscient relatif. Si la Stimmung est l’unité originelle du monde et de la vie, de l’âme et du corps vivant (die Ursprüngliche Einheit von Leben und Welt, von Seele und Leib), Carus écrit dans Psyché :
Lebhafter Herzschlag, freieres Strömen des Blutes in seiner feinsten Wegen und freieres Atmen, so wie sie, im Unbewußten entstanden, das Bewußte zur Freude stimmen, werden auch wieder an sich erregt, wenn das Bewußte freudige Vorstellungen erfaßt; ja man muß jene Erregungen geradezu die unbewußte Freude des Organismus selbst nennen, wie man etwa metaphorisch von einer Planze sagt : sie grüne und blühe freudig.[56]
Les pulsations cardiaques pleines de de vie, le plus libre écoulement du sang dans ses fins vaisseaux et la plus libre respiration, déclenchés dans l’inconscient, comme eux-mêmes accordent le conscient dans la joie, seront aussi en retour excités quand le conscient produit des représentations joyeuses ; oui, on doit appeler chaque excitation tout simplement la joie inconsciente de l’organisme elle-même, comme on dit un peu métaphoriquement d’une plante : elle verdit et fleurit joyeusement.
Alles was in der Nacht des Unbewußtseins unsere Seele in uns bildet, schafft, tut, leidet, drängt und brütet […] klingt auf eine gewisse Weise aus dieser Nacht des Unbewußtseins auch hinauf in das Licht des bewußten Seelenlebens und diesen Klang, diese wurdervolle Mitteilung des Unbewußten an das Bewußte nenne wir -Gefühl.[57]
Tout ce que dans la nuit notre inconscient produit en nous, réussite, acte, souffrance, pulsion, et cogitation […] résonne d’une manière certaine depuis la nuit de l’inconscient aussi jusqu’à la lumière de la vie consciente de l’âme, et c’est cette résonance, cette merveilleuse communication entre conscient et inconscient que nous appelons – « état d’âme ».
Bollnow remarque que Carus utilise ici Gefühl au sens de Stimmung des Gefühls, et fait le lien direct avec ce que Carus a appelé diese ganz Färbung der bewußten Seele (cette totale tonalité de l’âme consciente) et les Stimmungen unseres Gemütes. On retrouve bien une vingtaine d’années plus tard ce qui a été esquissé dans la note de la troisième lettre.
[1] KNIPPEL, Anton Philipp, Carl Gustav Carus, eine biographische Skizze, Zwischen Idyll und Tabu, Dresden, 2002.
[2] ALEXANDER, F.G., SELESNICK, S.T., Histoire de la psychiatrie, Paris, Armand Colin, 1972, p. 163.
[3] POSTEL, Jacques, QUÉTEL, Claude, Nouvelle histoire de la psychiatre, Toulouse, Privat, 1983, pp. 601-602.
[4] BISHOP, Paul, The unconscious from the Storm and Stress to Weimar classicism: the dialectic of time and pleasure, in : Thinking the Unconscious, Nineteenth-Century German Thought, Cambridge, University Press, 2012, pp. 26-56.
[5] NICOLAS, Serge, Histoire de la psychologie française, naissance d’une nouvelle science, In Press, Paris, 2002, introduction, pp. 15-19.
[6] RIBOT, Théodule, La psychologie allemande contemporaine, 1879, Paris, L’Harmattan, 2003 : chapitre premier, Les origines, Herbart : De la psychologie comme science, appuyée pour la première fois sur l’expérience, la métaphysique et les mathématiques.
[7] Voir : Introduction de Serge NICOLAS, Ibid.
[8] Reil meurt du typhus contracté en inspectant les postes sanitaires créés pour accueillir les victimes de la bataille de Leipzig sur les troupes napoléoniennes, contracté aussi par Carus en 1813 mais dont il réchappera.
[9] REIL, Johann Christian, Rhapsodies sur l’emploi de la méthode de cure psychique dans les dérangements de l’esprit, traduction Marc Géraud, Nîmes, Champ social, 2007. Le texte de 1808 n’est pas traduit en français : « Sur le concept de médecine et ses ramifications, en particulier en relation avec la rectification du topos de psychiatrie », voir revue Die Psychiatrie, 4/2008, Klinik und Poliklinik für Psychiatrie, Psychothérapie und Psychosomatik, Martin-Luther-Universität, Halle : Die Psychiatrie hat 200. Geburstag. Ein Grund zum Feiern ?
[10] Voir chapitre 9 des Rapsodies, consacré à la conscience de soi.
[11] ELLENBERGER, Histoire de la découverte de l’inconscient, Op. Cit, p. 312.
[12] ELLENBERGER, Histoire de la découverte de l’inconscient, Op. Cit, p. 243.
[13] ELLENBERGER, Op. Cit, pp. 235-238 : « Von Schubert, Troxler et C. G. Carus anticipent de façon remarquable les doctrines de la nouvelle psychiatrie dynamique ».
[14] PICHOT, André, Histoire de la notion de vie, Paris, Gallimard, Tel, 1993, p. 588.
[15] Publication à Paris de : Anatomie et physiologie du système nerveux en général et du cerceau en particulier, avec des observations sur la possibilité de reconnaître plusieurs dispositions intellectuelles et morales de l’homme et des animaux par la configuration de leurs têtes.
[16] Nous ne parlerons pas d’autres découvertes fondamentales contemporaines, moins en lien direct avec Carus : la chimie de Laplace et Lavoisier, l’optique de Young, la théorie ondulatoire de la lumière de Fresnel et d’Arago, la thermodynamique de Gay-Lussac et la mesure de la vitesse du son, la découverte de la photographie par Daguerre, la création du néologisme écologie par Ernst Haeckel…
[17] HOME, Henry, Lord KAMES, Essays on the Principles of Morality and Natural Religion, 1758, Georg Olms Verlag, New York-Hildesheim, 1976, p. 210.
[18] Cité par WHYTE Lancelot, L’inconscient avant Freud, Op. Cit., traduction Janine MORCHE, p. 141.
[19] Ibid., p. 143.
[20] PLATNER, Ernst, Philosophische Aphorismen, § 25, Reproduction de la nouvelle édition remaniée de Leipzig : Schwickertscher Verlag, 1793-1800, Bruxelles : Culture et civilisation, 1970, p. 9.
[21] Cité par WHYTE Lancelot, Op. Cit., p. 157.
[22] PLATNER, Ernst, Philosophische Aphorismen, § 30, Reproduction de la nouvelle édition remaniée de Leipzig : Schwickertscher Verlag, 1793-1800, Bruxelles : Culture et civilisation, 1970, p. 33.
[23] PLATNER, Ernst, Philosophische Aphorismen, § 141, Reproduction de la nouvelle édition remaniée de Leipzig : Schwickertscher Verlag, 1793-1800, Bruxelles : Culture et civilisation, 1970, p. 86.
[24] Cité par BRÈS Yvon, L’inconscient, Op. Cit., p. 34.
[25] MÜLLER-TAMM, Jutta, Kunst als Gipfel der Wissenschaft, Ästhetische und wissenschaftliche Weltaneignung bei Carl Gustav Carus, Berlin, New York, Walter de Gruyter, 1995, p. 57.
[26] CARUS, Carl-Gustav, Natur und Idee, 1861, Vorwort, p. V.
[27] MÜLLER-TAMM, Op. Cit., p. 58.
[28] ADELUNG, Johann Christoph, Versuch eines vollstäntigen grammatisch-kritischen Wörterbuches der Hochdeutschen Mundart, mit beständiger Vergleichung der übrigen Mundarten, besonders aber der Oberdeutschen, 1774-1786, 5 volumes : Essai d’un dictionnaire grammatical et critique complet du dialecte haut-allemand avec une comparaison permanente avec les autres parlers particulièrement ceux d’Allemagne méridionale, Band 4, S. 836, en ligne : Wörterbuchnetz, zeno.org.
[29] ADELUNG, Seiten : 843-844.
[30] CARUS, Psyche : zur Entwicklungsgeschicte der Seele, 1846, p. 1.
[31] ABENSOUR, Alexandre, dans : Vocabulaire européen des philosophies, Dictionnaire des intraduisibles, Barbara Cassin, Paris, Seuil, Le Robert, 2004, article Inconscient, p. 589.
[32] FREUD, Sigmund, Das Unbewußte, 1915, I. Die Rechtvertigung des Unbewussten : In einem Zustande der Latenz von psychischer Unbewußtheit.
[33] Ibid, II. Die Vieldeutigkeit des Unbewussten und der topische Gesichtspunkt : In der Schrift Bewußtsein durch die Darstellung Bw und Unbewußtes durch die entsprechende Abkürzung Ubw zu ersetzen, wenn wir die beiden Worte im systematischen Sinne gebrauchen.
[34] LAPLANCHE, J. – PONTALIS, J.-B., Vocabulaire de la psychanalyse, 1967, Paris, PUF, Quadrige, 2002, p. 98.
FREUD, Sigmund, Métapsychologie, 1915, traduction Philippe Koeppel, Paris, Flammarion, 2012, chapitre L’inconscient, voir : note p. 140
[35] Traduction française en 1877 par Désiré NOLEN. HARTMANN dans une préface pour l’édition française précise qu’il hésite en livrant au public français cette traduction, car en particulier « le génie de la langue française s’opposait presque invinciblement à la création de mots nouveaux ».
[36] CARUS, Carl Gustav, Natur und Idee, 1861, Vorwort, p. III.
[37] CARUS, Psyché, p. 9.
[38] ARISTOTE, De l’âme, traduction J. Tricot, Paris, Vrin, 1985, p. 67.
[39] Ibid, p. 80.
[40] CARUS, Carl Gustav, Psyche, p. 8.
[41] CARUS, Carl Gustav, Vorlesungen über Psychologie, 1831, Vorrede, p. 5.
[42] CARUS, Carl Gustav, Psyche, 1846, p. 2.
[43] Inspiré par le tableau de BELL, Matthew, Carl Gustav Carus and the science of the unconscious, in : Thinking the Unconscious, Cambridge, University Press, 2012, p. 166..
[44] CARUS, Carl Gustav, Schema der psychischen Persönlichkeit des Menschen, dans : Natur und Idee oder das Werdende und sein Gesetz, Wien, 1861, Édition originale W. Braunmüller, p. 458-459, reproduit dans le catalogue Carl Gustav Carus, Natur und Idee, Dresden : Staatliche Kunstsammlungen, Berlin : Staatliche Museen, 2009, p. 286.
[45] CARUS, Psyche, pp. 66-68.
[46] Ibid, p. 68.
[47] KLINK, Siegfried, Das Prinzip des Unbewußten bei Carl Gustav Carus, 1933, Op. Cit., p. 38.
[48] CARUS, Psyche, S. 1-2.
[49] BEGUIN, Albert, L’Âme romantique et le rêve, Op. Cit., p. 180.
[50] HILLMAN, James, An introductory Note: C. G. Carus – C. G. Jung, dans : Carl Gustav Jung, critical assessments, London, Renos K. Papadopoulos, 1992, chapter 6, pp. 93-98.
[51] Op. Cit., p. 97.
[52] CARUS, Neun Briefe über Landschaftsmalerei, Op. Cit., p. 26.
[53] CARUS, Neuf Lettres sur la peinture de paysage, Klincksieck, 2003, p. 71.
[54] Ibid., p. 26.
[55] Ibid., p. 71.
[56] CARUS, Carl Gustav, Psyche, S 270 f, cité et commenté par BOLLNOW, Otto Friedrich, Das Wesen der Stimmungen, 1941, Königshausen &Neumann, Würzburg, 2009, p. 28.
[57] Ibid., BOLLNOW, p. 29, CARUS, Psyche, S. 263.