La Stimmung selon Riegl, Wölfflin,Benjamin et Simmel

La Stimmung selon Aloïs Riegl, Heinrich Wölfflin, Walter Benjamin et Georg Simmel

Alois Riegl a défini dans son article Die Stimmung als Inhalt der moderne Kunst de 1899 la Stimmung, à propos de deux principaux types de paysages, le sommet des montagnes et le bord de mer, selon deux critères essentiels : le calme et la vue de loin (Ruhe und Fernsicht) :

Diese Ahnung aber der Ordnung und Gesetzlichkeit über dem Chaos, der Harmonie über den Dissonanzen, der Ruhe über den Bewegungen nenen wir die Stimmung. Ihre Elemente sind Ruhe und Fernsicht.[1]

C’est ce pressentiment de l’ordre et des lois sur le chaos, de l’harmonie sur les dissonances, du calme sur les mouvements, que nous appelons Stimmung. Ses éléments sont le calme et la vue lointaine.

On comprend mieux pourquoi Friedrich a effacé les mouettes, les bateaux, tout ce qui peut rappeler le mouvement, la vie,  qualifiés par Riegl de grands « ennemis de la Stimmung » :

Ein so subtiles Ding ist diese Stimmung, daß eine Lebensregung in der Nähe genügt, um sie hinwegzublasen.[2]

C’est une chose si subtile que cette Stimmung, qu’un élan de vie proche suffit à la souffler.

Un cri d’oiseau dans le ciel, un souffle de vent qui fait frissonner, un rayon de soleil trop puissant et brûlant chassent cette Stimmung, délivrante et rédemptrice. Les relations entre causalité, spatialité, distance entre le monde et le sujet sont au cœur de cette discussion sur la Stimmung.  La vue de près est anxiogène, car exhibe à la loupe le désordre et la dissonance des détails des objets en mouvement. La vue de loin au contraire permet une mise à distance, une vision d’une totalité cosmologique dans laquelle tout est en relation d’harmonie, et permet de percevoir une loi de causalité qui traverse toute la création (eine Kausalitätsgesetz die die ganze Schöpfung durchzieht). La relation entre homme et nature est celle d’une  distanciation (Entfernung), entre Nahsicht et Fernsicht. C’est alors que Riegl opère une distinction entre les arts, permettant de passer du Kunstwollen des égyptiens à la Stimmung des modernes. Le contact immédiat entre l’homme et la nature est de l’ordre du toucher (Tastsinn), et, appliqué à la vue dite alors haptique (haptisch), permet au regard de « palper ou tâter » l’espace, de manière dite objective. La vue (Gesichtssinn) à distance optique plus subjective, permet de percevoir une forme globale (Gestalt), une vision perspective du monde. Alois Riegl appelle Kunstwollen le régulateur des relations entre l’homme et les objets perçus par ses sens, de sa subjectivité :

Das bildende Kunstwollen regelt das Verhältnis des Menschen zur sinnlich wahrnehmbaren Erscheinung der Dinge.[3]

Le Kunstwollen créatif régule la relation de l’homme et des objets par la perception sensorielle.

Concept aussi difficile à traduire que Stimmung, le Kunstwollen est une pulsion esthétique, une impulsion d’art, une volonté formatrice (Gombrich), peut-être plus facile à définir par le négatif : ni une intention délibérée, ni un vouloir conscient ni individuel[4]. Ce serait donc un désir d’art inconscient et collectif, témoignant d’une vision harmonieuse de la relation de l’homme et de son environnement à une époque donnée. Selon Riegl, l’art égyptien est un art tactile conçu pour être vu de près, l’art grec classique un art simultanément optique et haptique, et l’art de la fin de l’antiquité un art optique pour la vue éloignée. L’art égyptien tactile par excellence, avec sa planéité rassure en fermant son espace, alors que la profondeur dégagée par l’art visuel inquiète l’œil qui s’enfonce dans l’incertitude.

La distance à partir de laquelle la vue perçoit les choses est donc d’une importance primordiale pour la réception des choses de la nature par le sens intérieur de l’homme.[5]

Du Kunswollen égyptien à la Stimmung de l’art moderne, ce passage de la vision normale à la vision éloignée s’est faite selon Riegl à contre cœur mais la Stimmung a permis de retrouver autrement l’harmonie du monde.

Déjà Wölfflin avait définit le passage de la Renaissance (art linéaire) au baroque (art pictural) par un recul visuel et l’avènement de la Stimmung : si l’art de la Renaissance s’absorbait dans l’expression intime du détail, le baroque prit du recul pour donner une vision d’ensemble, donc privilégiant l’atmosphère à la perception concrète, d’où la formule de Wölfflin : Weniger Anschauung, mehr Stimmung[6]. Wöllflin parle même du nouveau « culte de la Stimmung ». Comparant l’architecture et la peinture « art moderne dont les procédés sont vraiment faits pour exprimer une Stimmung », la peinture est devenue l’art moderne par excellence dans lequel les artistes peuvent exprimer le plus complètement et le plus immédiatement, et l’architecture s’est trouvée engagée dans un combat inégal avec elle au risque de perdre son aptitude à ressentir la forme :

Der Stimmungskultus [das Verlangen nach Stimmung] verdirbt die Feinheit des Körpergefühls.[7]

Le culte de la Stimmung [cette recherche exigeante de Stimmung] corrompt la finesse du sentiment qu’on a du corps.

Hans Geog von Arburg, dans un article intitulé  Ein sonderbares Gespinst von Raum und Zeit[8]fait le lien entre Alois Riegl et Walter Benjamin, à propos de la Stimmung de l’article de Riegl de 1899 et de l’Aura décrite en pour la première fois par Benjamin en 1931, à propos des photographies d’Eugène Atget, dont il compare les définitions, puisqu’il s’agit justement dans les deux cas d’une expérience vécue dans la contemplation d’un paysage de montagnes vu de loin dans le calme :

Was ist eigentlich Aura ? Ein sonderbares Gespinst von Raum und Zeit : einmalige Erscheinung einer Ferne, so nah sie sein mag. An einem Sommermittag ruhend einem Gebirgzug am Horizont oder einem Zweig folgend, der seinen Schatten auf den Betrachter wirft, bis der Augenblick oder die Stunde Teil an ihrer Erscheinung hat- das heißt die Aura dieser Berge, dieses Zweiges atmen.

Qu’est-ce que proprement dit l’aura ? Une trame singulière d’espace et de temps : unique apparition d’un lointain, aussi proche soit-il. Reposant l’été à midi, suivant à l’horizon la ligne d’une chaîne de montagnes ou d’une branche, qui jette son ombre sur celui qui la contemple, jusqu’à ce que l’instant ou l’heure ait pris part à leur apparition, cela s’appelle respirer l’aura de ces montagnes, de cette branche.[9]

Benjamin reprend donc ici les deux critères de Riegl (Ruhe und Fernsicht) pour définir cet « étrange tissage d’espace et de temps » qu’est l’aura. L’expérience vécue dans la nature hic et nunc est unique mais est-elle irreproductible ? La peinture de paysage est aussi une représentation d’un lointain, unique et authentique selon les deux critères de l’aura d’une œuvre d’art selon Benjamin (Einzigkeit und Echtheit). Les Stimmungen du paysage et du peintre/spectateur en correspondances ne font-elles pas se réunir l’aura de l’expérience et celle de l’œuvre d’art? Une œuvre d’art auratique n’est-elle pas celle qui a inscrit la Stimmung ? Helene von Kugelgen aurait donc regardé le Mönsch am Meer comme une photographie de tableau, sans ressentir la valeur auratique mystique de la peinture originale de Friedrich, donc sans en éprouver la Stimmung.

Si Von Arburg remarque que Benjamin se distingue de Riegl en insistant sur le rapport de tension Spannung entre temps et espace et surtout entre le loin et le proche, il relie les deux conceptions en rapprochant le diagnostic rieglien de Stimmung comme fondement de l’art moderne et celui benjaminien de Verfall der Aura inhérent à la reproductibilité des œuvres  d’art. Dans sa deuxième définition de l’aura[10], Benjamin insiste dans une note sur le fait que c’est la valeur cultuelle de l’œuvre d’art qui est exprimée à travers cette perception spatio-temporelle du lointain, et de l’inapprochable. Une image même proche matériellement par son support ne fait perdre en rien son caractère lointain à la représentation.

Georg Simmel, dans un texte de 1913 sur la Philosophie du paysage, définit la Stimmung comme « un élément modeleur, le support majeur de cette unité, l’unité qui colore constamment ou actuellement la totalité des contenus psychiques chez un homme, le facteur essentiel unificateur qui réunit les morceaux d’un paysage dès lors ressenti dans son unité. La richesse du texte de Simmel est remarquable, tant sur le plan de l’analyse esthétique que sur le plan psychologique, philosophique, et par la beauté de sa langue. Partant de la contradiction du paysage qui, pourtant délimité, est tout sauf un « morceau de nature » ein Stück Natur, mais un « être-en soi peut-être optique, esthétique et « thymique », ein vielleicht optisches, vielleicht ästhetisches, vielleicht stimmungsmäßiges Für-sich-Sein, une singularité arrachée à l’unité indivisible de la nature, une expérience émotionnelle unifiante rappelant justement le sentiment unitaire de la grande Natur, Simmel compare un paysage à une bibliothèque qui n’est pas une simple juxtaposition de livres mais un ensemble unifié par la Stimmung de son lecteur, une synthèse de sa Bildung. Les phénomènes naturels juxtaposés sur le sol terrestre ne sont pas simplement regroupés par la vision d’un Naturforscher, d’un scientifique, d’un laboureur, d’un esthète ou même d’un mystique, mais par une unité très particulière colorant la totalité des contenus psychiques de l’être humain en général, au-delà de ses particularités. La Stimmung est le réflexe affectif du spectateur Gefühlsreflex des Beschauers face au paysage, surtout de manière bidirectionnelle et réflexive mais sans relation de cause à effet, comme dans l’amour où il est vain de chercher à savoir si c’est le sentiment qui transforme l’image de la personne aimée ou la transformation de l’image qui provoque l’amour. La Stimmung d’un paysage est un hic et nunc rappelant l’aura de Benjamin, une unité perceptive et affective de notre âme dans une tonalité à l’unisson :

Darf man sie [die Stimmung] und das Werden dieser Landschaft überhaupt, das heißt die Einheitsformung all ihrer Einzelelement, als einen und denselben Akt bezeichnen, als  sprächen nur die mannigfaltigen Energien unserer Seele, die anschauenden und die fühlenden, eine jede in ihrem Tone unisono eines und dasselbe Wort aus[11].

On est autorisé à la désigner, elle [la Stimmung] et le devenir du paysage en question, c’est-à-dire la mise en forme unitaire de tous ses éléments particuliers, comme un seul et même acte, et cela comme si les diverses énergies de notre âme, perceptives et affectives dans sa tonalité, ne disaient unisono qu’un seul et même mot.

On retrouve dans ce passage sur l’unisono de Simmel le sensorium commune de Herder, cette fonction unifiante de la Stimmung entre affect et perception. La Stimmung abolit le clivage entre vision, sensation et sentiment, la déchirure entre un moi qui voit et un moi qui sent devient aberrante. Le Moi perceptif et le Moi affectif ne font plus qu’un dans cette expérience émotionnelle de l’espace.



[1] RIEGL, Alois, Die Stimmung als Inhalt der modernen Kunst, in : Graphische Künste XXII, Wien, 1899, S 47 ff, www.denkmaldebatten.de/, Seite 2.

[2] RIEGL, Ibid., Seite 2.

[3] RIEGL, Alois, Spätrömische Kunstindustrie, 1901.

[4] Voir : PARRET, Herman, Spatialiser haptiquement : de Deleuze à Riegl, et de Riegl à Herder, Nouveaux Actes sémiotiques, 2008-2009, Sémiotique de l’espace, Université de Limoges, http://revues.unilim.fr/nas/document.php?id=3007 .

[5] RIEGEL, Historische Gramatik der bildenten Künste,  Grammaire historique des arts platiques, Volonté artistique et vision du monde, traduction Eliane Kaufholz, Paris, Klincksieck, 2003, p. 122.

[6] WÖLFFLIN, Heinrich,  Entstehung des Barockstils in Italien, 1888, Renaissance et Baroque, traduction Guy Ballangé, Paris, Gérard Montfort, 1988, p. 103 : « Moins de perception concrète, plus d’atmosphère ».

[7] Ibid., p. 104.

[8] ARBURG, Hans-Georg von, « Ein sonderbares Gespinst von Raum und Zeit ».  Zur theorischen Konstitution und Fonktion von « Stimmung » um 1900 bei Alois Riegl und Hugo von Hofmannsthal, in : STIMMUNG, DFK, Op. Cit., p. 13.

[9] BENJAMIN, Walter, Kleine Geschichte der Photographie, 1931, Petite histoire de la photographie, traduction Maurice de Gandillac,  in : ESSAIS 1, 1922-1934, Paris, Bibliothèque Médiations, Denoël Gonthier, 1983, p. 161.

[10] BENJAMIN, Walter, Das Kunstswerk im Zeitalter seiner technischen Reproduzierbarkeit, version 1935, L’œuvre d’art à l’époque de sa reproductibilité technique, traduction Maurice de Gandillac, Paris, Folio, Plus philosophie, 2008, p. 19.

[11] Op. Cit. p. 244.