Ludwig BINSWANGER et l’espace

 L’espace thymique ou Gestimmer Raum de Ludwig Binswanger

Der gestimmte Raum (Espace thymique) a été théorisé par Ludwig Binswanger. Initiateur de la Daseinanalyse, le psychanalyste suisse, adepte des théories freudiennes, s’est appuyé sur la phénoménologie d’Husserl et d’Heidegger pour en tirer une théorie et une pratique originales[1]. Das Raumproblem in der Psychopathologie (Le problème psychopathologique de l’espace) est le texte d’une conférence prononcée en 1932, dont le sujet était l’étude des variations d’appréhension de l’espace propres aux différentes formes de l’être affecté (que l’affection soit pathologique ou non, soit dérivée de la Gestimmtheit en général), que Caroline Gros-Azorin, spécialiste de Binswanger[2] traduit par « disposition thymique ». Elle précise aussi que l’originalité de l’accent mis par Binswanger sur la spatialisation du monde dans la Daseinanalyse date de sa période heideggérienne (alors que celui sur la temporalité est plus lié à Husserl). Rappelons brièvement l’utilisation de la Stimmung par Heidegger :

 

Dass Stimmungen verdorben werden und umschlagen können, sagt nur, dass das Dasein je schon immer gestimmt ist. […] Verstehen ist immer gestimmtes.

Que les tonalités puissent s’altérer ou virer du tout au tout, cela indique que le Dasein est toujours intoné/disposé. […] Le comprendre est toujours déjà in-toné / Entendre est inséparable de vibrer. [3]

Binswanger va en effet reprendre tout le vocabulaire heideggerien de la Stimmung (tonalité/ disposition), Gestimmtsein (fait d’être disposé/état d’humeur), stimmen (être intoné), Ungestimmheit (atonie/morosité), Verstimmung (aigreur/mauvaise humeur), et la théorie de la Befindlichkeit (sentiment de situation du Dasein, ontologie du Là).

Commençons d’emblée par la définition clé de Ludwig Binswanger :

Je propose le terme d’espace thymique (gestimmter Raum) dans la mesure où il est l’espace dans lequel séjourne le Dasein humain (das menschliche Dasein) en tant qu’un Dasein thymique (ein gestimmtes Dasein), dit plus simplement, dans la mesure où il est à chaque fois l’espace de notre disposition thymique (Raum der Stimmung) ou de notre être-thymiquement-disposé (Gestimmtsein).[4]

Partons de la triade Raum-Stimmung-Leib : notre rapport au monde est corporel, thymique spatial (et temporel). Freud avait déjà défini la corporéité (Leiblichkeit) à partir de la sexualité (oral, anal, visuel, génital…) et un espace psychique onirique en particulier. Il faut selon Binswanger au moins distinguer quatre espaces fondamentaux de l’être humain. Son corps physique Körper occupe un morceau d’espace géométrisé, une place, un volume (un espace inerte ou mort). Son corps vivant en mouvement et en expérience sensorielle (Leib en lien avec Leben, Erlebnis) occupe un espace corporel (Leibraum) et un espace ambiant plus à distance (Umraum). Celui-ci est optique, kinesthésique, haptique, auditif, olfactif. L’espace kinesthésiquement fondé se déplace avec notre corps. Enfin, l’accord de son humeur au monde définit un espace thymique, celui selon les philosophes du Gemüt, du Dasein, de l’Animus, du Thumos, du cœur. On peut y ajouter entre les deux l’espace présentiel (präsentisch) ou pathique (pathisch) de la danse, décrit par Erwin Straus, « libre de différences de direction et de valence de lieux », ainsi que d’autres espaces historique, symbolique, mythique, transculturel, transitionnel de jeu de Winnicott… Binswanger isole en fait deux proto-formes de l’espace : orienté et thymique.

L’espace orienté est certes un espace physique, géométrique mais celui du Leib en mouvement et vigilance sensorielle. Il n’y a pas d’un côté un corps et de l’autre un espace orienté, mais une structure fonctionnelle globale Leibraum-Umraum. La pathologie montre d’ailleurs bien un déficit opératoire, c’est-à-dire la manière dont l’espace et le monde s’esquissent mutuellement, à travers deux types de déficience. Une lésion du tronc cérébral (aphasie) met en évidence une fixation de l’espace orienté au Körper. Quand le patient ferme les yeux, il montre toujours le dessus de sa tête pour indiquer le haut quelle que soit sa position. Son schéma corporel (Leib), privé des repères de l’espace visuel, est donc subordonné aux repères de son corps physique (Körper). A l’inverse, un agnosique visuel[5] ne trouve plus aucun repère dans son espace visuel (les yeux ouverts) et doit s’appuyer sur ses informations kinesthésiques[6] (se cramponner dans l’espace) : son espace corporel est devenu haptique et celui du Leib. L’espace nous enveloppe. Leib et Körper sont le point zéro (Null-Punk), le centre à partir duquel les directions et orientations sont données. Le corps ne se déplace pas dans l’espace mais l’emporte toujours avec lui. Il n’est pas ce dans quoi le corps se trouve mais où il se trouve. L’espace optiquement fondé est pour Binswanger plus stable que l’espace kinesthésique beaucoup plus mobile. L’espace orienté est celui dans lequel le Dasein s’oriente, se positionne, se meut. Même si nous ne sommes jamais athymiques, il s’avère nécessaire pour nous orienter spatialement de faire abstraction de notre disposition thymique. Au contraire, l’espace thymique est celui qui accorde le Dasein à son monde. Le Dasein, qui selon Heidegger est toujours disposé par le sentiment de la situation (Befindlichkeit) et par une humeur (Stimmung), est de même selon Binswanger toujours accordé par la Stimmung à la spatialité. Cette dimension constitutive de notre être est déterminée par la région la plus intime de notre âme,  nommée par l’Urwort Gemüt.

L’espace thymique est ni physique, ni géométrique, ni géographique, que Michel Foucault a redéfini comme « espace du dedans, sombre et anthropologique », par opposition à « l’espace clair et objectif du dehors ». Sa matrice est l’espace onirique. La spatio-thymie du Dasein fait que notre rapport au monde se fait selon une ouverture ou une fermeture, une diastole ou une systole, car nous ne sommes jamais athymiques. Binswanger cite la teneur expressive d’espaces tels que les églises, les usines, les lieux de travail et d’habitation, les paysages, en particulier les plaines et mers infinies, les vallées montagneuses étroites. C’est alors qu’il se réfère à Goethe, dont les vers rappellent l’étymologie de l’angoisse (angere = serrer d’où la sensation de resserrement épigastrique) :

O Gott, wie schränkt sich Welt und Himmel ein

Wenn unser Herz in seinen Schranken banget!

Ô Dieu, comme le monde et le ciel se resserrent

Quand notre cœur se serre dans ses limites ![7]

Cette définition poétique de la Stimmung, où le Moi et le monde sont en correspondances et en harmonie thymique, ne décrit pas un rapport causal (peu importe ici que la cause originaire soit le serrement du cœur angoissé par un fantasme ou un évènement extérieur naturel comme un orage : ce que Straus appelle induction), mais un rapport d’essence de l’être thymiquement disposé et de la spatialité du monde. Binswanger parle d’enchainements ontiques et phénoménologiques possibles dans cet espace thymique. « Regarder fixement dans le vide » quand nous sommes désespérés, ou « tomber des nues » quand nous sommes déçus, est une aperception ou une chute dans notre espace thymique.

Ainsi, les sensations d’ascension, de chute, de bondissement, de planer peuvent être des pertes de repos et d’arrimage dans l’espace, des troubles de l’ancrage psychique. Force, pesanteur, résistance naissent du Gemüt qui a son espace propre, son foyer natal Heimat, thymique, différent de l’espace orienté du Körper-Leib. Lorsque déçus nous disons que « nous tombons des nues », nous habillons (kleidet) notre vécu (Erlebnis) de déception d’une métaphore poétique, non pas surgie de l’imagination d’un poète, mais de notre patrie spirituelle ou foyer natal (Heimat) : le langage. Au-delà de la métaphore poétique, c’est vraiment nous qui tombons dans notre espace thymique car nous sommes accordés par lui au monde extérieur[8]. Le langage formalise donc notre expérience chargée de son contenu thymique. Binswanger a étudié la psychopathologie de l’espace à travers des cas cliniques. Le maniaque ainsi déloigne, rapproche le lointain, entfernt, supprime la distance, ramène tout à sa portée de main (näher zur Hand) : son espace est rétréci. D’autre part, il bondit ou glisse à la surface des choses et son espace manque de profondeur. Son rapport de distanciation à l’objet de désir est faussé, dans un rapport de fausse proximité. De même son ancrage ne tient plus compte ni de son Heimat (foyer natal) ni de son Aufenthalt (domicile, lieu de séjour). Ce double ancrage, lieu d’origine et lieu de passage, est perdu. Le déprimé peut au contraire se sentir perdu dans un espace infini ou enfermé dans un espace clos. Le spleen baudelairien est ainsi très signifiant sur le plan de l’espace thymique qui se rétrécit et s’assombrit : le ciel bas et lourd pèse comme un couvercle sur l’esprit,  la terre devient un cachot humide dont la pluie dessine les barreaux, et l’horizon verse un noir plus triste que les nuits.

Erwin Straus nous ramène à la peinture de paysage, grâce son texte de 1935 Vom Sinn der Sinne (Du sens des sens)[9] , qui propose une distinction entre géographie et paysage, basée sur celle entre perception et sensation :

Der Raum des Empfindens verhält sich zum Raum der Wahrnehmung wie die Landschaft zur Geographie.

L’espace du sentir est à l’espace de la perception comme le paysage à la géographie.[10]

Straus avait déjà défini der akustische Raum, que l’on peut rapprocher de la Stimmung comme « acoustique de l’âme » de Novalis. Il distingue ici donc l’espace géographique de la perception (systématisé, fermé, sans horizon, objectivé par les cartes et plans et aussi temporellement par la mesure de l’heure), de l’espace du paysage de notre sensation, avec un horizon qui se déplace avec nous, où nous traversons des cercles de visibilité. La peinture de paysage représente rarement selon lui des lieux déterminés peints uniquement pour être reconnus tels quels (sauf peut-être Les Vedute des vénitiens du XVIIIᵉ siècle ou La vue de Delft de Vermeer), mais a plutôt pour but de rendre visible ce qui est invisible, ce qui échappe à notre vision, mais ce que nous sentons. La perception sensorielle est donc le premier degré du connaitre, et alors que le sentir conduit selon Straus à l’expérience de se-mouvoir. Sur le plan psycho-pathologique, le déprimé figé dans le temps est éloigné du paysage, voit le monde d’en haut comme une carte géographique. Le mélancolique plane et perd le contact avec le paysage. La perte du pays natal, du paysage est un signe de dépersonnalisation (le contraire du Heimweh). L’hallucination de même est une certitude du sentir et non de la perception. Erwin Straus définit la distance die Ferne comme la forme spatio-temporelle du sentir[11], et la distancéité (Abstaendigkeit) comme relative à un être en devenir animé d’un désir : c’est la portée de sa saisie qui détermine l’articulation du proche et de loin. Enfin, il définit un espace indifférent : dans la transition du sentir au percevoir la distance se décompose, l’espace se sépare du temps et c’est dans cet espace indifférent à notre destin que le voir devient regarder et l’entendre écouter. La grandeur de la nature, avec le calme et l’infini, dépasse notre destin et c’est dans ce sens que l’impression du sublime ne peut naitre que lorsque nous percevons l’espace de manière intemporelle et inaccessible. Le lien avec Riegl est frappant. Ainsi pour Erwin Straus, le monde de tous les jours n’est ni celui d’une vision esthétique pure, ni celui d’une intuition mathématique, ni celui d’une perception sensorielle.  C’est un monde intermédiaire entre la pure expérience sensorielle animale et le monde de l’esprit.

Rappelons pour terminer le triple parcours de Binswanger par rapport à la phénoménologie dans son étude de l’espace et du temps qui rend sa pensée complexe[12]. D’abord husserlien, puis heideggérien (découverte de Sein und Zeit en 1930), Binswanger a opéré un retour à Husserl en 1960 (manie et mélancolie), oscillant donc entre la phénoménologie transcendantale de Husserl mettant au centre l’attitude réflexive, et la phénoménologie herméneutique d’Heidegger centrée sur l’explication (Auslegung). La description pure des vécus intentionnels selon Husserl exige une mise hors-circuit de notre croyance à l’existence du monde (epokhé) et un clivage (Ichspaltung) entre le moi naïf et le moi phénoménologique qui regarde le monde en spectateur désintéressé. Binswanger a suivi d’abord Husserl (Chose et espace) dans sa démathématisation de l’espace, sa théorie de l’espace vécu orienté à travers le corps propre (Leib, Null Punkt), les kinesthèses, l’intersubjectivité. Partant de cet espace autocentré pour accéder à un espace homogène,  il faut pouvoir se représenter à la place d’autrui, se mettre là où on n’est pas, relativiser le ici et là (intersubjectivité et méditation cartésienne, alter-ego). On comprend que Binswanger s’est ensuite rattaché à l’être-au-monde heideggerien pour fonder sa Dasein-analyse plus descriptive, et à la Stimmung pour introduire l’espace thymique. L’espace orienté plus husserlien, défini par les binômes : ici /là-bas, loin/près, vers où/à partir de quoi, dedans/dedans s’est dynamisé en un espace thymique plus heideggerien redéfini autrement par un ancrage tonal : étroitesse/ampleur, plein/vide, hauteur/ chute. Dans un troisième temps, Binswanger a critiqué le Sorge (souci) d’Heidegger, trop lugubre (düster) pour le remplacer par Liebe, définissant une nouvelle intersubjectivité, plus en lien avec la relation de l’enfant à la mère et avec le transfert. Avant d’opérer un retour à Husserl pour décrire une phénoménologie de l’enchainement des vécus mentaux, remplaçant la Daseinstruktur par l’Erfahrungstruktur, réintroduisant la temporalité dans le flux des perceptions. On pourrait ainsi lire la trajectoire de Binswanger, en faisant le lien avec notre chapitre précédent, comme une oscillation entre la Stimmung heideggerienne à l’Einfühlung husserlienne. Le rapport à l’autre comme étrange, différent, étranger qui devient semblable à soi par transfert analogique et aperceptif, se fait par la médiation du corps et de la chair dans un espace thymique et dans une synchronie,  comme la connaissance de soi rendue possible par le transfert en psychanalyse.



[1] Ce qui lui a valu à la fois le respect et le reproche de FREUD : « Qu’allez-vous faire de l’inconscient, ou plutôt comment allez-vous vous en sortir sans l’inconscient ? Est-ce que le démon philosophique vous aurait finalement attrapé dans ses griffes? Tranquillisez-moi.» Lettre du 20 août 1917, dans : Sigmund Freud, Ludwig Binswanger, Correspondance 1908-1938, Paris, Calmann-Lévy, 1995, 114 F, p. 214.

[2] Voir Caroline GROS-AZORIN, préface et traduction de l’ouvrage de BINSWANGER : Le problème de l’espace en psychopathologie, Toulouse, Presse Universitaires du Mirail, 1998 et son étude sur Ludwig BINSWANGER, entre phénoménologie et expérience psychiatrique,  Chatou, les Editions de la Transparence / Philosophie, 2009.  

[3] HEIDEGGER, Sein und Zeit, traductions comparées de E. Martineau et F. Vezin,  in : Dictionnaire des intraduisibles, Op. Cit, p. 1218.

[4] BINSWANGER, Ludwig, Das Raumproblem in der Psychopathologie, 1932, Le problème de l’espace en psychopathologie, traduction et préface de Caroline GROS-AZORIN, Toulouse, Presse Universitaires du Mirail, 1998, p. 100.

[5] Une agnosie est une absence de reconnaissance et d’interprétation des informations perçues malgré l’intégrité fonctionnelle des organes des sens, par lésion des aires associatives sensorielles corticales.

[6] En simplifiant kinesthésie = proprioception = somesthésie = sensibilité profonde =  perception de soi-même par son corps et des mouvements grâce aux récepteurs neuromusculaires profonds contrairement aux 5 sens.

[7] GOETHE, Die natürliche Tochter, La fille naturelle, Trauerspiel, II, 2, 1803, cité par Ludwig BINSWANGER dans Das Raumproblem in der Psychopathologie, Op., Cit., p. 90.

[8] BINSWANGER, Ludwig, Rêve et existence, Op. Cit., p. 132.

[9] STRAUS, Erwin, Vom Sinn der Sinne, 1935, Du sens des sens, Contribution à l’étude des fondements de la psychologie, Grenoble, traduction G. Thines et J.-P. Legrand,  Éditions Jérôme Million, 2000, chapitre 7, De la différence entre le sentir et le percevoir, pp. 376-383.

[10] Ibid., p. 378.

[11] Ibid., p. 451.

[12] Voir le passionnant article de Françoise DASTUR, La phénoménologie en tant que méthode en psychopathologie, in : La lettre du psychiatre, volume I, n°4, septembre-octobre 2005, pp. 108-112 : elle qualifie à juste titre de « nébuleuse » la psychiatrie dite phénoménologique et donne les bases pour la clarifier.

Et celui de François De GANDT, Pathologie et métaphores de l’espace : Binswanger et la phénoménologie, semioweb.msh-paris.fr/f2ds/docs/espace_2006/deGandt.pdf.

 

Bedeutungsrichtungen : directions signifiantes 

Solang er auf der Erde lebt                                Aussi longtemps qu’il vivra sur terre

So lange sei dir’s nicht verboten                       Aussi longtemps je t’en ferai point défense

Es irrt der Mensch solang er strebt.[1]             L’homme s’égare tout le temps qu’il désire.

 

Streben est pour Goethe une force, une poussée, une pulsion, une tension orgueilleuse par laquelle tout individu veut se dépasser lui-même et franchir les bornes, une inaptitude à se résigner aux limites du savoir et du pouvoir humains[2]. Dans une lettre à Schiller de 1797, Goethe décrit son Faust en des termes presque phénoménologiques et analytiques :

Das alte Märchen des ewig unbefriedigten Strebens der edlen Menschheit nach dem Urquell ihres allerliebsten Daseins.[3]

Le vieux conte de la pulsion éternellement insatisfaite de la noble humanité vers la source originelle de sa charmante existence.

L’homme qui marche ou qui désire prend donc un risque, celui de s’égarer. En hauteur, en montant trop haut sur un sommet ou en tombant trop bas dans un gouffre, en profondeur en s’éloignant trop. Ascension, envol, chute, errance horizontale, sont les modes d’égarement possibles de l’être humain. S’élever permet aussi de « regarder d’en haut ». C’est ce que Pierre Hadot a appelé le voyage cosmique au sujet de Goethe[4] : Blick noch oben permet de voir d’un seul coup d’œil  Augenblick en un instant un vaste ensemble. Son génie planant au-dessus de la sphère terrestre symbolise en effet la contemplation et la médiation « de ce qui est en haut et de ce qui est en bas ». Pourtant, le mythe d’Icare rappelle qu’il est dangereux de se rapprocher trop près du soleil, au risque de faire fondre ses ailes et de tomber de haut.

Pour Binswanger, l’espace du Dasein est disposé par la polarité de ses directions de signification Bedeutungsrichtungen et certains égarements sont des formes manquées de la présence humaine au monde Formen mißglückten Daseins, des démesures malheureuses entre la hauteur et l’étendue réellement atteignables par le corps, et celles rêvées, imaginées, désirées, fantasmées, hallucinées.

L’horizontal est l’axe du proche et du lointain, de la distance géographique. Lié aussi à la temporalité, c’est aussi l’axe de la progression dans le temps entre un point de départ et d’arrivée, un axe de vie, d’où la nostalgie des retours et de départs. C’est la profondeur qui serait l’axe de l’Entfernung, de la distance à l’objet, au désir. C’est la profondeur qui serait l’épaisseur des rapports de l’homme au monde (Merleau-Ponty). On éprouve une joie et une peine profondes. C’est pourquoi la peinture est, selon Baldine Saint Girons, une esthétique de la distance, permettant à une surface plane d’exprimer la profondeur.

Le vertical est celui de la transcendance, du destin tragique, de la chute ou de l’ascension, de l’exil au sommet des montagnes ou de la descente aux enfers, de l’effort rude de l’alpinisme et de l’enthousiasme de la domination. Axe fortement privilégié par Binswanger.

Michel Foucault[5] a proposé dans son introduction à Rêve et Existence de Binswanger une anthropologie des axes spatiaux. L’axe horizontal est associé à celui de l’épopée, avec ses départs triomphants, ses navigations, découvertes, sièges des villes et ses retours attendus ou décevants, dont le grand représentant est Ulysse avec son « Odyssée de l’existence ». Le lyrisme au contraire ne franchit pas les distances, est immobile (ce sont toujours les autres qui partent) et est l’expression d’un exil sans retour, ne proposant qu’une jouissance de l’alternance de lumière et de l’obscurité, des nycthémères et des saisons. L’axe vertical est celui du tragique, de la « transcendance verticale du destin », qui n’a besoin sur le plan spatio-temporel ni de terres étrangères ni de nycthémères. Le gothique est une architecture du vertical avec aversion de l’horizontal, les colonnes des cathédrales à l’image des arbres des forêts. Les rêves de voler, de planer et de chuter décrits par Freud rappellent le plaisir d’enfance d’avoir joué à voler dans les bras d’un adulte avant d’avoir été brusquement lâchés, en poussant des cris de plaisir et de peur. Les rêves répètent ces expériences infantiles en associant la jouissance sexuelle et l’angoisse de castration. Les phallus ailés des anciens symbolisaient l’érection. La chute est une punition possible d’avoir cédé au désir sexuel. Binswanger a décrit deux formes d’ascension : la montée vers le haut obéissant au principe de réalité, et l’ivresse de l’élévation à une hauteur inauthentique conduisant à l’euphorie, l’exaltation. Solness le constructeur d’Ibsen en est le modèle. Volant bâtir de tours plus hautes qu’il ne peut monter en réalité, il mourra en tombant du sommet d’une de ses constructions démesurées. Vertige fatal déclenché par l’écart trop grand entre l’espace réel, orienté à l’échelle humaine et celui idéal d’une thymie exaltée.

Pas d’épopée dans les personnages de Friedrich. Du lyrisme contemplatif devant les levers et couchers de lune et de soleil. Du tragique au sommet des montagnes, au bord des gouffres.

 Trois figures emblématiques  de la présence humaine : Verstiegenheit, Verschrobenheit, Manierierheit

 

friedrich Wanderer über dem Nebelmeer

friedrich Image (72)

Le voyageur, le chasseur, le pèlerin sont trois figures du romantisme allemand (on y ajoutera volontiers l’ermite et l’artiste) propres à décrire un chemin de vie vers la contemplation de la nature, mystique ou non, à s’égarer au-dessus du monde habité pour vivre une expérience émotionnelle de l’espace (Planche 11 c). Le modèle fut celui de Franz Sternbald, voyageur du roman initiatique de Ludwig Tieck de 1798 Franz Sternbalds Wanderungen, dont parle Carus dans la cinquième lettre sur la peinture de paysage[6]. On a souvent comparé deux phrases de Friedrich et de Carus sur l’expérience mystique, le premier s’écriant devant Les Cygnes dans les roseaux : « Le divin est partout, jusque dans un grain de sable, ici par exemple, dans les roseaux » et le second dans la deuxième lettre au sujet des sentiments qui s’emparent de celui qui gravit une montagne : «  Tu n’es rien, Dieu est tout ». On peut néanmoins remarquer que Carus, en médecin psychologue, décrit scientifiquement cette expérience émotionnelle du Moi dans l’espace comme une dépersonnalisation et déréalisation :

Es ist eine stille Andacht in Dir, Du selbst verlierst Dich im unbegrenzten Raume, Dein ganzes Wesen erfährt eine stille Läuterung und Reinigung ; Dein Ich verschwindet, du bist nichts, Gott ist alles[7].

Tu te recueilles dans le silence, tu te perds toi-même dans l’infini de l’espace, tu sens le calme limpide et la pureté envahir ton être, tu oublies ton Moi, tu n’es rien, Dieu est tout.

Carus précise que ce pèlerin, qui gravit la montagne dans une vallée encaissée où la clarté de la lune fait briller la croix d’une église, vit bien une expérience mystique chrétienne. Mais il ajoute que cette scène de vie de la nature doit pouvoir être vécue par tout homme, même étranger aux idées chrétiennes, la nature n’étant pas seulement un symbole déchiffrable comme un hiéroglyphe ayant le même sens pour tous. Il s’agit d’une expérience individuelle mais dans laquelle le point de  vue personnel doit être libre et illimité. Nous retrouvons ici le principe régulateur de subjectivité de la Stimmung :  

So daß ihm auf keine Weise irgend die individuelle Naturansicht eines andern aufgedrungen, sondern seine individuelle Freiheit der Ansicht ganz unbeschränkt gelassen wird[8].

De telle sorte qu’aucune vue étrangère et individuelle de la nature ne saurait lui être imposée, mais qu’au contraire sa vue personnelle resterait libre et illimitée.

 

Lorsque l’on compare les deux premières images « avant l’ascension », Le chasseur dans la forêt de Friedrich (77) et le Pèlerin dans une vallée rocheuse de Carus (78), malgré la différence de taille des tableaux (qui ne fait d’ailleurs que renforcer l’illusion), Friedrich représente un petit chasseur au second plan, derrière une pie sur un tronc d’arbre coupé, prêt à s’enfoncer dans une immense forêt d’arbres aux troncs « en grille » par un chemin neigeux à l’issue invisible. L’espace se ferme, le banc étroit de ciel est sombre et nuageux. Carus peint au contraire un pèlerin de dos cadré de très près, donnant ainsi presque l’impression d’être un géant malgré la hauteur des falaises. Son bâton est tourné vers le haut, le chemin sinueux indique une vallée ouverte. La lumière est claire avec une étoile brillante au zénith et le ciel dégagé. Il est en marche comme en témoigne son pied droit. Son corps occupe la moitié de la hauteur de l’image. Sa carrure semble proportionnelle à sa détermination au voyage. Dans Von der Wirkung einzelner landschaftlicher Gegenstände auf das Gemüt[9], Carus indique que le pèlerin doit nous transmettre l’idée du lointain, de l’inconcevable surface de la terre. Les chasseurs de Friedrich et de Carus nous fait penser à ce qu’Heidegger écrit sur les chemins qui ne mènent nulle part, les Holzwege :  

 

Im Holz sind Wege, die meist verwachsen jäh im Unbegangenen aufhören. Sie heißen Holzwege. Jeder verläuft gesonders, aber im selben Wald […] Holzmacher und Fortsleute kennen die Wege. Sie wissen was es heißt, auf einem Holzweg zu sein[10].

Dans la forêt, il y a des chemins qui, le plus souvent encombrés de broussailles s’arrêtent soudain dans le non-frayé. On les appelle Holzwege. Bûcherons et forestiers s’y connaissent en chemin. Ils savent ce que veut dire : être sur un Holzweg, sur un chemin qui ne mène nulle part.

 

Nous aurions envie de voir le pèlerin de Carus auf einem Holzweg, qui mène dans la forêt, celui de Friedrich auf dem Holzweg, celui qui ne mène nulle part, dans la profondeur.

Si l’on compare le Wanderer über dem Nebelmeer (79) de Friedrich avec le Wanderer oder Pilger in Ruhe de Carus (80), deux images apparemment proches (malgré encore leur taille), les différences sont notables. Le pèlerin de Carus, de dos, son bâton encore surélevé (presque comme une canne à pêche), est en effet en repos, assis stablement sur un rocher dont la forme dessine au premier plan une hyperbole. L’horizon est une ligne  horizontale et son regard se situe juste à son niveau (le chapeau déborde juste au-dessus). Le voyageur de Friedrich est debout, les cheveux au vent, en tenue moins de pèlerin que de ville à la mode (d’où l’interprétation de Borsch-Supan en faisant un tableau commémoratif à un défunt), le personnage est ancré dans le sol rocheux par ses pieds et sa canne, la jambe gauche est porteuse sur laquelle il prend appui. Les obliques dominent : les rochers du premier plan dessinent un sommet pointu (un Ʌ ou s’intégrant dans une parabole pleine), la canne est oblique vers le bas, les lignes en pente des montagnes dessinent un « premier horizon » dont la pointe disparait derrière la figure humaine. Au loin, l’horizon « infini » est perdu dans les nuages et la brume. L’érection majestueuse du voyageur dominant physiquement la mer de nuages (beaucoup plus que le pèlerin de Carus) centre verticalement la composition. De dos et nous invitant à nous identifier à lui, il nous cache pourtant presque ce qu’il voit, comme si lui seul en avait la prérogative. La monumentalité de la figure, comparable à celle du pèlerin de Carus encore en bas de la montagne (légèrement penché vers la gauche), n’engendre pas les mêmes sentiments : l’invitation au départ est remplacée par la démonstration d’une réussite présomptueuse.

Ludwig Binswanger, dans Drei Formen mißglückten Daseins décrit d’abord la Verstiegenheit :

 

Le Dasein humain en tant qu’être, qui projette non seulement l’étendue où il marche (schreiten), mais aussi la hauteur où il s’élève, est, par essence, cerné par la possibilité de se fourvoyer en montant (Sich versteigen)[11].

 

Pour Binswanger, la juste proportion anthropologique est un équilibre entre ce qui monte en hauteur et ce qui marche en étendue. La présomption et son fourvoiement viennent d’un déséquilibre entre les deux. Ayant perdu le sens du proche et du lointain, du haut et du bas, de l’avant et de l’après, celui qui monte sans retour possible à son foyer Heimat se trouve bloqué dans une situation où son Dasein ne peut plus élargir ni corriger « son horizon d’expérience ». Le Dasein s’est fourvoyé quand il a dépassé une hauteur qui n‘est plus proportionnelle à son étendue, à son horizon de compréhension.

 

Ce qui correspond à l’attrait de l’étendue, de la direction horizontale, c’est surtout la discursivité, l’expérience, la traversée et la conquête du monde, l’élargissement du cercle de la visibilité [..]. Ce qui correspond à l’attrait de la hauteur, c’est ce qui monte dans la direction verticale, c’est surtout la nostalgie du franchissement de la pesanteur terrestre, le soulèvement de la poussée et de l’angoisse tellurique, de même que l’obtention d’une visibilité plus haute sur les choses, à partir de laquelle l’homme est capable de donner forme à ce qui est expérimenté, de l’apprivoiser, en un mot de se l’approprier [12]».

 

Se laisser emporter vers les hauteurs selon sa tonalité affective et ses humeurs par ses désirs, ses idéaux, c’est le risque encouru par le présomptueux qui contraint son Dasein à l’exil, à un exil au sommet. Le Wanderer de Friedrich a réalisé une ascension, il est arrivé bien au-dessus des nuages et en semble fier. Le Pilger de Carus se repose, médite avant de redescendre, ce que le Wanderer ne semble pas envisager. Il est peut-être passé de steigen à versteigen, d’une élévation transitoire à un égarement irréversible. Nous pourrions faire un Witz à la manière du romantisme d’Iéna, comme Caroline Schlegel l’avait fait à propos de Goethe (transformant dans le texte critique sur son Wilhelm Meister « Über Goethes Meister » en « Übermeister »), en faisant du personnage si célèbre de Friedrich Wanderer über dem Nebel Meer un Überwanderer, ce qui est d’ailleurs sous-entendu lorsqu’il est utilisé comme effigie pour le Zarathoustra ou Übermensch de Nietzsche[13].

Si le sens anthropologique du fourvoiement présomptueux est lié à la montée (se fourvoyer en montant), la distorsion est plus difficile à relier à une composante spatiale. Dans un atelier de menuisier, c’est un vissage qui a mal tourné, de travers, forcé ayant entrainé une torsion sur l’axe oblique, avec impossibilité d’aller plus loin, bloqué de travers et tordu. Sur le plan de la personnalité, c’est une impossibilité à communiquer, à commercer, un être résistant, dur, froid, raide, avec qui on ne peut aller plus loin dans l’échange. C’est un « esprit de biais et de l’obliquité ». La spatialité du gauchi est sans limite, mais cette étendue se fait avec une forte perte de profondeur. Alors que la perte de proportion qui se faisait entre l’étendue et la hauteur dans le fourvoiement présomptueux, est ici entre étendue et profondeur. Espace nivelé à un plan, très vaste mais sans profondeur, dans lequel l’étroitesse existentielle conduit à une impasse : nous aimerions y avoir le Mönsch am Meer, vissé dans le sable (aussi du fait de repentir du peintre) entre figure de profil et de dos, perdu non en hauteur mais dans une immensité horizontale, dont la planéité traduit une perception thymique négative de la profondeur.

Le maniérisme est un mode d’être au monde de la présence humaine où la perte de proportion se situe entre expression et action. « La déchéance à l’absence de sol », cette absence de terre natale empêche de prendre racine chez soi (heimisch) et entraine un retrait dans l’image, une mode de présentation hyper-maniéré de l’être qui se retire du monde commun. Le personnage central des Blanches falaises de Rügen met en scène son absence d’ancrage au sol en s’allongeant au ras du gouffre. Sa position est étrange, excessive comme celle d’un myope qui se rapprocherait au plus près pour voir le vide au loin, ou d’un suicidant qui menacerait de se jeter dans le précipice. Mais ici l’intentionnalité du geste n’est pas précisée (cueillir une plante au bord d’un ravin ?), et la position peut paraitre outrancière, si on la voit somme une simple exhibition de la détresse humaine, de l’homme épuisé par la  vie et « au-dessous de tout », en pendant à la présomption majestueuse de l’ Überwanderer.



[1] GOETHE, Faust, Prolog im Himmel, 317, Gérard de Nerval a traduit autrement les deux derniers vers :

« Il t’es permis de l’induire en tentation, tout homme qui marche peut s’égarer ».

[2] Voir Barbara CASSIN, Dictionnaire européen des philosophies, Op. Cit., article  Kraft, force, p. 460.

[3] ABRAHAM, Bénédicte,  La notion de force dans Faust I de Goethe, Epistémocritique, V, 2009, http://www.epistemocritique.org/spip.php?article103 : Kraft, Drang, Trieb, Streben sont des notions fondamentales pour la pulsion freudienne.

[4] HADOT, Pierre, N’oublie pas de vivre, Goethe et la tradition des exercices spirituels, Paris, Albin Michel, Bibliothèque Idées, 2008, p. 89.

[5] FOUCAULT, Michel, préface à Rêve et existence, BINSWANGER, Ludwig, Op. Cit., pp. 96-98.

[6] Neuf Lettres, Op. Cit., p. 92.

[7] Neun Briefe, Op. Cit, p. 20.

[8] Ibid., p. 44

[9] Voir : notice du catalogue Natur und Idee, p. 125.

[10] HEIDEGGER, Martin, Holzwege, 1949,  Chemins qui ne mènent nulle part, traduction Wolfgang Brokmeier, Paris, Gallimard, Tel, 1962, p. 6. Auf einem Holzweg sein signifie mot à mot être sur le chemin qui mène dans la forêt, Auf dem Holzweg sur celui qui ne mène nulle-part.

[11] BINSWANGER, Ludwig, Drei Formen mißglückten Daseins, Trois formes manquées de la présence humaine (Trois formes du destin infortuné), traduction J.- M. Froissart, Paris, Le Cercle Herméneutique, 2002, chapitre 1, Die Verstiegenheit, La présomption ou le fourvoiement présomptueux, pp. 23-31.

[12] Ibid. pp. 26-27.

[13] Sur un numéro célèbre du magazine SPIEGEL daté 8 mai 1945-1995, on y voit au premier plan le Wanderer de Friedrich, au second plan dans la mer de nuages des soldats et des prisonniers, au fond la porte de Brandeburg, le visage d’Hitler et un drapeau avec une croix gammée. Le titre est bewältigte  Vergangenheit (passé assumé, surmonté). Hilter est ainsi représenté comme une figure pathologique extrême du Verstiegener, qui a voulu dominer le monde, avant de redescendre se réfugier sous terre dans un bunker pour mourir.