Freud et le romantisme allemand

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Freud et la philosophie:

Grand admirateur de la littérature, ayant lui-même un talent d’écrivain, mais se méfiant de la philosophie, c’est l’image que nous avons de Freud, revendiquant son statut d’homme de science avant tout, dans notre conscient collectif. Mais ce clivage est loin d’être aussi simple. C’est en assistant à une conférence donnée par le professeur Carl Brühl l’année de son baccalauréat sur L’hymne à la nature de Goethe (en fait de Tobler) que Freud décida de s’inscrire en médecine. Mais, poursuit-il dans Selbsdarstellung, il fut contraint, prenant conscience de « la spécificité et de l’étroitesse de ses dons », de renoncer à plusieurs disciplines scientifiques, obéissant ainsi à l’admonestation de Méphisto de ne pas vagabonder à l’entour dans les sciences et de n’apprendre que ce que l’on peut apprendre :

Vergebens, dass ihr ringsum wissenschaftlich schweift, Ein jeder lernt nur, was er lernen kann.

Cette double référence à Goethe est d’emblée signifiante : Freud se positionne comme un Naturforscher, donc définit la psychanalyse comme une science de la nature ou Naturwissenschaft, recommande de ne pas s’éparpiller dans les autres sciences, et se situe dans la lignée du préromantisme allemand. Freud a pourtant étudié, parallèlement à la médecine, la philosophie avec Franz Brentano, dont il a suivi régulièrement les séminaires de logique aristotélicienne, traduisant sous sa direction l’ouvrage de Stuart Mill sur Platon. Paul-Laurent Assoun voit dans cette formation par Brentano, philosophe aristotélicien et psychologue empiriste, une alliance originale entre spéculation et observation. Freud a même songé dans sa jeunesse à écrire un A.B.C. philosophique :

Dans mes années de jeunesse, je n’ai aspiré qu’aux connaissances philosophiques et maintenant je suis sur le point de réaliser ce vœu, en passant de la médecine à la psychologie.

Les problèmes philosophiques lui deviendront étrangers, plaçant la philosophie du côté de la Weltanschauung et du conscientialisme. En fait la psychanalyse se situera entre médecine et philosophie, au croisement entre les sciences empiriques de la nature et la spéculation. La démarche heuristique psychanalytique refusera les présupposés (Voraussetzungen) mais gardera un pôle spéculatif aboutissant à une métapsychologie. Mais c’est cette peur de tomber dans « les griffes de la philosophie », qui considère le psychisme comme équivalent à la conscience, que Freud exprime à Ludwig Binswanger, qui au contraire réussira à concilier la psychanalyse et la philosophie phénoménologique (d’Husserl et d’Heidegger sous forme de la Daseinanalyse). On sait aussi combien Lacan a été considéré comme un relecteur de Freud sous le prisme de la philosophie et du structuralisme. Néanmoins, malgré cette méfiance, certains philosophes sont associés à des concepts freudiens précis : Empédocle est cité pour les concepts d’Eros et Thanatos (partir de Philia et Neikos), Platon pour la bisexualité psychique à partir du mythe de l’androgyne du Banquet. Nous nous attarderons sur Schlegel et le Witz, Schelling et l’Unheimliche. D’autres philosophes ont servi de base à une polémique que nous ne pourrons qu’évoquer : Kant et l’universalité des formes nécessaires à priori du temps et de l’espace s’opposent à la subjectivité spatio-temporelle de l’inconscient, Hegel et le négatif, Schopenhauer (abondamment cité dont la fameuse métaphore des porcs-épics) sur la folie et le refoulement, la mort et le pessimisme, enfin Nietzsche sur instinct/ pulsion, le Soi / le Çà, Surhomme/ Surmoi, Idéal du Moi / volonté de puissance, les rapports entre Kultur, art, civilisation, religion et science pour ne citer que les principaux.

Les rapports de Freud avec la Dichtung sont beaucoup moins ambivalents.

Il convient néanmoins de distinguer les références littéraires nombreuses utilisées à des fins diverses, les interprétations psychanalytiques de textes littéraires, l’analogie entre l’objet de la psychanalyse et de la littérature (rendre compte de la complexité de l’âme humaine et de ses conflits), enfin le rôle de l’écrit par rapport à la parole (principe fondamental de la Talking Cure). Les références de Freud aux œuvres littéraires sont nombreuses, célèbres, dont nous ne ferons aussi que rappeler les principales, celles intimement liées à des concepts psychanalytiques : Sophocle (Œdipe roi) et le complexe d’Œdipe, Dostoïevski (Les frères Karamazov) pour le parricide, Jensen (La Gradiva) pour le rêve, le délire hallucinatoire et l’amour de transfert, Shakespeare (Hamlet pour son lien avec Œdipe, Lear pour le thème des trois coffrets, Macbeth, Richard III.), C.- F. Meyer (Die Richterin et le roman familial), Ibsen (Rosmersholm et l’Œdipe féminin). Les liens avec ses contemporains sont connus : Arthur Schnitzler, Stefan Zweig (analyse de vingt- quatre heures de la vie d’une femme), Romain Rolland (la question du « sentiment océanique »), Thomas Mann. Parmi les allemands sur lesquels nous nous attarderons, Goethe « l’Urvater », est abondamment cité (Faust, les Affinités électives, Iphigénie), ainsi que Schiller, Heine et Hoffmann.

Les sources dans le romantisme allemand

Les sources freudiennes dans le romantisme allemand (ainsi que dans le classicisme préromantique, le Sturm und Drang, la Naturphilosophie) sont indiscutables. La pulsion (Drang/Trieb), le rêve, l’importance du symbole, l’herméneutique, le Witz, l’Unheimliche (L’inquiétante étrangeté), le conflit entre Eros et Thanatos, l’importance de la fonction originaire (Ur) et bien sûr l’inconscient (das Unbewußte) et sa dynamique sont les principaux thèmes précis de cette filiation. On pourrait aussi y ajouter plus largement le rapport à la nature et à la Kultur, aux sciences et aux religions.

La fascination de la psychanalyse pour Goethe est connue : outre les tentatives de psychanalyse appliquée à Goethe lui-même, aux personnages de son œuvre, et les identifications à Goethe (de Freud lui-même), rappelons les principales références utilisées pour la théorisation de concepts psychanalytiques. Nous insisterons sur la pulsion : du Drang au Trieb, (en passant par Kraft, Instink, Streben….) les deux dualismes pulsionnels sont en germe. Faust a une pulsion de savoir Wissendrang et on peut lire sa trajectoire comme celle d’une relibidinisation objectale dans un but sexuel, du passage de la sublimation à la relation érotique d’objet. Freud cite, dans Au-delà du principe du plaisir, ces vers de Méphisto à Faust dans son cabinet d’étude sur la poussée pulsionnelle de vie de son esprit qui « indompté pousse toujours en avant » : 

Ihm hat das Schicksal einen Geist gegeben,

Der ungebändigt immer vorwarts dringt,

Dans Malaise dans la civilisation, Méphisto métaphorise aussi la pulsion de mort, le péché, la destructivité et le mal :

So ist denn alles, was Ihr Sünde,

Zerstörung, kurz das Böse nennt,

Mein eigentliches Element.

Mais Freud a aussi sollicité Schiller (et peut-être de seconde main via Von Hartmann, lui-même disciple de Darwin et Schopenhauer) pour le premier dualisme pulsionnel, celui des pulsions d’autoconservation et de vie (reproduction), justement à partir des sages philosophes  (Die Weltweisen) :

Einstweilen, bis den Bau der Welt Philosophie zusammenhalt,

Erhält sie [die Natur] das Getriebe durch Hunger und durch Liebe.

Provisoirement jusqu’à ce que les philosophes organisent la construction du monde et le progrès, c’est la Nature qui entretient le mécanisme, le rouage, « la boite à vitesse » du monde primitif pulsionnel par la faim et l’amour (ce que Freud développera dans sa théorie l’étayage des pulsions sexuelles sur les pulsions d’autoconservation).

Enfin, à partir de la question du domptage Bändigung de la pulsion dans Analyse avec fin et analyse sans fin, c’est aussi à Goethe que Freud fait appel pour définir la métapsychologie, la fameuse « sorcière métapsychologie », qui doit venir à la rescousse pour une fantasmatisation théorique de l’inconscient, à partir de la scène de la Hexeküche où il est question du rajeunissement de Faust :

So muss denn doch die Hexe dran. Die Hexe Metapsychologie nämlich.

La définition de la « science de l’inconscient », comme « au-delà » du conscient, en rupture épistémologique avec la philosophie, la métaphysique et la psychologie, trouve encore sa référence dans Goethe, mais ici sous forme d’un curieux bricolage culinaire… Il faut aussi signaler l’importance de l’originaire et la fonction Ur, conceptualisée par Goethe dans les Urphänomene à partir de la plante originaire Urpflanze, que Freud utilisera en particulier dans Urvater, Urszene, Urphantasien, Urverdrängung, Urtreibe, Urkomplex. On pourrait aussi rappeler les interprétations de Méphisto comme un Surmoi de Faust, la Natur comme la mère omnipotente « Sie ist alles », le narcissisme de Werther, l’interprétation que fait Freud du souvenir d’enfance de Goethe dans Dichtung und Wahrheit avec l’épisode de la vaisselle jetée à la naissance de son petit frère. Désacralisé, le nom de Goethe fut même l’objet d’un Witz de la part de Herder, jouant sur les assonances en allemand entre Dieu, Goths et boue :

Der du von Göttern abstammst, von Gothen oder vom Kote.

Mais il resta pour Freud très idéalisé, comme Leonard (appelé le Faust italien), comme celui d’un Urvater dont la Wissentrieb est insatiable, dont l’identification au père oedipien a été analysée dans « le rêve de Goethe et le paralytique », où Freud se représente en paralytique face au génie immortel auteur de Natur (car celui qui a été le préféré de sa mère ne peut pas échouer). Freud recevra à Frankfurt le prix Goethe le 28 août 1930.

Là encore, nous ne pourrons que citer les autres concepts issus du romantisme allemand. En ce qui concerne le rêve, l’importance de Novalis (le fameux rêve de la « Fleur bleue » d’Heinrich von Ofterdingen), la difficile question de l’herméneutique de Schleiermacher (son lien avec la critique et la philologie particulièrement intéressant pour la méthode d’interprétation freudienne), l’importance de l’allégorie et du symbole selon Schelling et von Schubert, le rôle d’Hölderlin dans la lecture d’Empédocle pour le dualisme pulsionnel… Nous avons fait ici que les résumer, pour nous attarder sur un point plus précis : la manière originale dont Freud utilise ses sources, et en particulier entretisse la littérature et la philosophie, appliquant une fois de plus ces vers de Goethe sur la métaphore du tisserand (déjà développée par Platon) qu’il cite dans Traumdeutung :

Zwar ist’s mit der Gedankenfabrik                                      Certes la fabrique des idées tient

Wie mit einem Weber-Meisterstück,                                  du métier de tisserand,

Wo ein Tritt tausend Fäden regt,                                        Où chaque poussée du pied actionne mille fils,

Die Schifflein herüber, hinüber schießen,                          Les navettes vont et viennent en tous sens,

Die Fäden ungesehen fließen,                                             Les fils glissent invisibles 

Ein Schlag tausend Verbindungen schlägt.                    Chaque coup opère mille liaisons.

On peut se demander comment Freud utilise la chaine et la trame, opère des liaisons, s’il s’appuie sur un canevas philosophique pour figurer une tapisserie littéraire. De cette méthode, qui caractérise le travail de l’appareil psychique (de figurabilité en particulier) naissent des concepts psychanalytiques.

Entre le système paranoïaque de la philosophie et l’inquiétante étrangeté de la littérature, Freud romantique a-t-il pratiqué une originale Vermischung, sous forme de « Littérature et philosophie mêlées » ? A la fin de Totem et Tabou, c’est presque sous forme d’un Witz (si l’on traduit Ausspruch wagen par « oser, se risquer à bon mot » et Zerrbild par caricature) que Freud compare l’art à l’hystérie, la religion à une névrose obsessionnelle, et la philosophie à un délire paranoïaque :

Man könnte den Ausspruch wagen, eine Hysterie sei ein Zerrbild einer Kunstschöpfung, eine Zwangneurose ein Zerrbild einer Religion, ein paranoischer Wahn ein Zerrbild eines philosophischen Systems.

En ce qui concerne la littérature, Freud la situe clairement du côté de l’inquiétante étrangeté. Freud précise en effet que l’Unheimliche de la fiction, de l’imagination, de la création littéraire (Fiktion, Phantasie, Dichtung) mérite une place à part, du fait de son paradoxe. Dispensée de l’épreuve de réalité, la Dichtung, alors qu’elle offre toutes les possibilités de produire des effets d’inquiétante étrangeté (impossibles dans la vie réelle), en décrit beaucoup pourtant qui ne paraissent pas unheimlich alors qu’ils le seraient dans la vie réelle :

Das paradox klingende Ergebnis ist, daß in der Dichtung vieles nicht unheimlich ist, was unheimlich wäre, wenn es im Leben ereignete, und daß in der Dichtung viele Möglichkeiten bestehen, unheimliche Wirkungen zu erzielen, die fûrs Leben wegfallen.

Le dernier livre que Freud lut avant de mourir (comme le relate son médecin Max Schur) fut La peau de chagrin de Balzac : « C’est juste le livre qu’il me faut. Il parle de rétrécissement (Einschrumpfen) et de mort par inanition (Verhungern)». Outre que l’analogie entre Faust et Raphaël de Valentin a été mainte fois soulignée, ce roman, souvent considéré d’ailleurs comme l’un des plus romantiques et fantastiques de Balzac, occupa selon son auteur lui-même une place particulière dans La comédie humaine, puisqu’il ouvrait justement le cycle des Études philosophiques. A croire que le romanesque et le philosophique, sous le signe du romantisme, restèrent tissés étroitement jusqu’à ses derniers jours dans l’inconscient de l’inventeur de la psychanalyse.

 

Lire sur  le mot d’esprit ou der Witz

 

Lire sur l’Inquiétante étrangeté ou  das Unheimliche

 

 

Bibliographie

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