Rêves et songes : genres littéraires

Le rêve, ou plutôt le songe, a été utilisé comme genre littéraire avant Diderot. Songe littéraire, songe philosophique, songe allégorique, songe scientifique, nous verrons que Diderot opère une synthèse de tous ces genres. Nous en rappellerons brièvement trois exemples célèbres (moins pour en étudier le fonds que pour essayer d’en extraire les intentions de la forme onirique) : Somnium Scipionis, Le songe de Scipion dans La République de Cicéron écrit vers 54 av. J.-C., commenté par Macrobe vers 430, Hypnerotomachia Poliphili  ou Songe de Poliphile rédigé par Francesco Colonna et publié à Venise en 1499 et Somnium sive astronomia lunaris, Le songe ou l’astronomie lunaire de Johann Kepler écrit vers 1609 et publié à titre posthume en 1634 par son fils. Trois songes donc –Somnium-  mais pas encore véritablement un rêve, comme celui de d’Alembert.

Le Songe de Scipion reprend la forme d’un dialogue platonicien, dans lequel Scipion Emilien s’entretient avec Massinissa. Puis il s’endort et rêve de son aïeul Scipion l’Africain, illustre vainqueur d’Hannibal, et avec beaucoup d’émotion de son père Paul Emile le Macédonien. Cicéron reprend aussi les thèmes platoniciens de la justice et de l’immortalité de l’âme, en particulier le mythe d’Er le Phamphylien de la République X. Scipion et Paul Emile racontent au rêveur qu’il existe un lieu céleste pour l’âme des justes qui ont bien servi leur patrie, et font un exposé sur l’harmonie du cosmos. L’analogon entre les lois politiques des sociétés humaines et les lois célestes qui régissent la marche des astres est le propos commun à Platon et Cicéron, prolégomènes à la destinée des âmes après la mort et leur détachement des corps. Immortelles, elles seront jugées, récompensées ou punies, et réincarnées selon. Les deux philosophes sont d’accord sur le fonds. C’est la différence des formes adoptées par Platon (vision d’Er « ressuscité ») et Cicéron (songe de Scipion) qui intéresse Macrobe. Platon a été raillé pour son irrationalisme en faisant revivre le soldat pamphylien Er, blessé à la guerre et laissé pour mort, qui raconte  en revivant ce qu’il a vu. Cicéron préfère faire dormir et rêver Scipion :

Mais Cicéron, qui souffre de voir des ignorants tourner en ridicule cette fiction, qu’il semble regarder comme vraie, n’ose cependant pas leur donner prise sur lui ; il aime mieux réveiller son interprète que de le ressusciter[1].

Diderot adoptera la forme cicéronienne du songe, préférera en effet réveiller son interprète d’Alembert quand cela l’arrangera, mais pour défendre bien sûr une théorie radicalement inverse de celle de l’immatérialité de l’âme.  Macrobe, vers 420 dans le Commentaire sur le Songe de Scipion propose une définition de cinq genres de songes, permettant d’esquisser une distinction rêve-songe[2] :

-Le rêve, Enupnion en grec, Insomnium en latin, a lieu lorsque nous éprouvons en dormant les mêmes peines d’esprit ou de corps qu’éveillés. Il ne nous offre aucun sens dont nous puissions faire profit.

-Le spectre, phantasma, visum, s’offre à nous quand on est ni parfaitement éveillé, ni tout à fait endormi. Ce sont des fantasmes, des apparitions, des cauchemars dont on ne peut non plus tirer aucune divination.

-L’oracle, chrèmastimos, oraculum, a lieu quand un personnage imposant (de notre entourage ou une divinité) nous instruit de ce que nous devons faire ou ne pas faire, de ce qui arrivera.

-La vision, orama, visio, a lieu lorsque des personnages que l’on verra plus tard se présentent à nous en images telles que nous les verrons dans la réalité.

-Le songe, oneiros, somnium, fait des communications dans un style figuré nécessitant des interprétations.

L’hypnerotomachia Poliphili[3] (littéralement : « combat d’amour en sommeil de celui qui aime Polia » est un songe dit allégorique, un cheminement initiatique, à travers des décors de ruines et de jardins, un parcours des étapes des mystères de l’amour. Comme le souligne Gilles Polizzi, c’est un mélange, sur fond allégorique médiéval d’une  réinterprétation à la Renaissance des mythes antiques, d’histoire de l’art et de littérature, d’une narration interrompue par des descriptions  d’édifices et de jardins, dans une langue hybride de vulgate, latin, grec. Le sujet est le combat des passions sur fond de tableaux antiques. L’importance des allégories, le contenu érotique (scène de défloration ou dévoilement –epopteia– de Venus), et ce caractère très pictural  justifiant pleinement la forme onirique. Le cadre topique du songe bouleverse les normes du réel et autorise donc la révélation d’un sens transcendant[4], en utilisant trois modes d’expression : l’allégorie, le symbole et l’énigme. Le paysage reflète le cheminement intérieur. Edgar Wind a interprété ce songe comme un cheminement  entre Eros et Thanatos.

Kepler essaie dans son Songe de la lune[5] de faire diffuser la théorie copernicienne révolutionnaire de l’héliocentrisme et de la rotation de la terre, inacceptable par la religion accrochée au géo-théocentrisme,  en utilisant l’exemple de la lune pour inverser le dispositif, et placer ainsi un observateur sur la lune qui, non soumis aux mouvements de la terre,  observerait notre planète changer par quartiers. Le texte a une structure par emboitements, avec des notes tellement nombreuses et un « appendice sélénographique » tel, que le paratexte est beaucoup long que le récit central. Kepler, après avoir examiné les étoiles et la lune, s’endort profondément, et dans son rêve croit lire un livre racontant l’aventure de Duracotus. Celui-ci,  adopté par l’astronome Tycho Brahé (dont Kepler fut l’assistant) et conseillé en sorcellerie par sa mère Fiolxhilde, avec qui il fera un voyage sur l’île Levania qui n’est autre que la lune, profite du récit de son épopée lunaire fantastique pour décrire un système astrologique très scientifique. Le dormeur sera réveillé brutalement par le vent et la pluie, sans avoir pu finir son rêve. On retrouve dans ce songe des personnages réels, donc des restes diurnes, Tycho Brahé et la mère de Kepler, Katharina, qui fut réellement condamnée pour  sorcellerie et pratiques sataniques, de même que Kepler et Duracotus sont facilement identifiables. Ce texte hybride est littéraire tout en participant à la controverse philosophique et scientifique de l’époque. Le but du récit est de défendre les thèses coperniciennes tout en évitant un procès pour sorcellerie par sa forme Somnium. Le voyage est certes une métaphore de l’activité intellectuelle des astronomes, mais le rêve de voyage permet d’exposer des thèses, non seulement en impliquant un autre personnage, mais qui a plus l’air de divaguer que de philosopher. Ces excès de précautions (songe, intertextes et méta-discursivité, paratextes) s’expliquent aisément par la menace de censure de l’Eglise. La fiction comme songe philosophique ou scientifique, permet donc de dépasser le réel et ses limites de l’observable, et de proposer des images qui passeraient mieux la censure que des arguments ou des concepts. Fiction de voyage, traité d’astronomie, jeu philosophique et fable y sont donc ainsi mêlés. Cyrano de Bergerac utilisera la fiction comique proche de la forme du conte (dont la parenté avec le rêve a été étudiée par Freud) dans L’Autre monde ou les Etats et Empires de la lune pour faire passer les idées issues du  matérialisme de Gassendi et une critique sociale. Fontenelle, écrivant Les Entretiens sur la Pluralité des mondes, utilisera la conversation galante le soir dans un parc, sorte de Schwärmerei érotique, prétexte à une leçon d’astronomie et à des interrogations philosophiques, avec un déplacement propre au travail du rêve, à propos « des gens de la lune ».



[1] MACROBE, Commentaire du Sonde de Scipion, tiré de la République de Cicéron, traduction Désiré Nisard, Milano, Archè, 1979, chapitre III, p. 19. p. 11.

[2] Ibid., p. 19.

[3] COLONNA, Francesco, Le Sonde de Poliphile, traduction de l’Hypnerotomachia Poliphili par Jean Martin, 1546, Paris, Éditions Imprimerie nationale, 1994, voir : présentation  de Gilles POLIZZI.

[4] POLIZZI, Gilles, Op. Cit, p. XII.

[5] Voir : AÏT-TOUATI, Frédérique, Contes de la lune, Essai sur la fiction et la science moderne, Paris Gallimard, 2011 et LUMINET, Jean-Pierre, Autour du Sonde de Kepler, Laboratoire Univers et  Théories, Paris, CNRS- Université Paris Diderot, http://arxiv.org/ftp/arxiv/papers/1106/1106.3639.pdf , 2011.