Le Witz

Freud écrit en 1905 Der Witz und seine Beziehung zum Unbewußten[1]. Dans la courte introduction, dont le but est clairement de préciser les sources expliquant « l’essence » du mot d’esprit et les « relations » dans lesquelles il s’inscrit, Freud ne cite pas moins de neuf auteurs. Il commence d’emblée par les noms brillants (glänzenden Namen) qui se sont intéressés au sujet :principalement trois philosophes Theodor Vischer, Kuno Fischer et Theodor Lipps, et le Dichter Jean Paul (Richter). Puis il cite Heinrich Heine (dont le Famillionär sera l’archétype du Witz), mais aussi Kant pour une référence sur le comique, Shakespeare (traduit par Schlegel) à propos d’Hamlet, enfin le psychiatre Emil Kraepelin et le psychologue Gerardus Heymans. Philosophie, philologie, littérature, récit de voyage, poésie, théâtre, psychologie, psychiatrie sont ainsi déjà convoqués dans un syncrétisme particulièrement riche. Suivront Flaubert, Rousseau, Goethe, Lichtenberg… dans ce texte truffé de références. H. Schlegel et Novalis pourtant n’y figurent pas. Georg Christoph  Lichtenberg (commentateur de Hogarth et connaisseur de la physiognomonie de Lavater) est considéré comme un pionnier du trait d’esprit[2]. Déjà en 1901, Freud à propos de son interprétation des erreurs (chapitre Irrtümer) dans Psychopathologie de la vie quotidienne[3] cite une phrase de Goethe à propos de Lichtenberg, énonçant que derrière chacun de ses traits d’esprit il y avait un problème caché, c’est-à-dire refoulé :

Wo er einen Witz gemacht habe, dort liege ein Problem verbogen.

Mais le prototype du Witz freudien est tiré de Heinrich Heine, qui relate dans les Reisebilder au chapitre Les bains de Lucques comment le riche baron Rothschild a traité le domestique Hirsch Hyacinthe « ganz famillionär » ou famillionnairement[4]. La condensation Verdichtung, commune au travail du rêve et du Witz, est ici centrale et la place de l’objet métonymique dans la chaîne signifiante a été étudiée par Lacan[5], qui a défini le Witz ou trait d’esprit comme « une technique du signifiant ».Rappelons enfin le Witz de Caroline Schlegel elle-même au sujet du texte Über Goethes Meister qu’elle qualifie de  Übermeister.

Rappelons les caractéristiques du Witz selon Novalis et Heinrich Schlegel, étudiées par Ph.  Lacoue-Labarthe et J.-L. Nancy[6], sans oublier son origine sémantique : Witz vient de savoir (wissen), est donc lié à l’esprit, comme le Wit anglais (différent du Mind) est l’activité cognitive de l’esprit dans laquelle l’imagination autorise le plaisir[7] (donc l’humour).

-C’est un fragment, dont le processus opératoire est la trouvaille Einfall ou l’idée qui tombe dessus. Il est immédiat, fulgurant, sa vitesse comparable à celle de l’éclair Blitz explique la préférence de Lacan (outre le jeu d’assonance Witz/Blitz) pour la traduction par « trait d’esprit ». Il est donc à la fois volontaire et involontaire, cette antinomie devant être dépassée (Aufhebung).

-Cette trouvaille, à la fois dialogique et dialectique, est la synthèse de pensées, la retrouvaille de pensées hétérogènes, et non pas une analytique discursive avec prédicats. C’est un savoir absolu synthétique dont le principe est celui des parentés/affinités (Verwandschaften) entre les choses, qui dissout-résout (Auflösung) les oppositions, et réalise ainsi des mélanges piquants (witzige Vermischungen) :

 Witz, als Prinzip der Verwandtschften ist zugleich das menstruum universal. Witzige Vermischungen sind z.B. Jude und Kosmopolit, Kindheit und Weisheit, Räuberei und Edelmut, Tugend und Hetärie, Überfluss und Mangel Urteilskraft in der Naïvetät und so fort ins Undenliche[8]

 Il s’agit de faire des « analogies » en rapprochant deux phénomènes éloignés voire contradictoires (vol et générosité, vertu et débauche…) en dissolvant l’antinomie. La double métaphore de Novalis, biologique du pollen donc de la semence et chimique de la dissolution des différences est signifiante. Le Witz est un précipité chimique ou une explosion d’un esprit  comprimé.

-Il est social et il fait tout passer : l’insignifiant, le vulgaire, le grossier, le laid, l’indécent :

Das Undedeutende, Gemeine, Rohe, Hässliche, Ungesittete, wird durch Witz allein gesellschaftfähig.[9]

Pourtant, on ne peut le faire volontairement et simplement pour faire rire, au risque de faire de la mauvaise plaisanterie ou Witzelei :

Man soll Witz haben, aber nicht haben wollen. Sonst entseht Witzelei.

C’est pour Schlegel un jeu de pensée Gedankenspiel, mais ni un travail de la raison, ni un jeu de salon dénué de pensée philosophique[10]. Le Witz garde un lien avec l’absolu.

En résumé : un fragment, fulgurant, analogique, synthétique, social, un jeu involontaire, une pure énergie. On retrouve en germe an moins quatre caractéristiques freudiennes du Witz :

-Son caractère inconscient mais éveillé qui lui a valu le qualificatif  « d’acte manqué réussi ». Là où Freud parle de lapsus linguae réussi, Novalis précise que l’homme apparait dans sa dignité s’il donne l’impression de plaisanterie réussie Eindruck eines absolut witzigen Einfalls.

-L’absence de contradiction des contraires.

-La condensation ou synthèse et l’absence de discursivité.

-Le caractère social contrairement au rêve (c’est pourquoi Gombrich en a fait le paradigme de l’art plutôt que les rêves[11]). Certes le rêve, produit psychique asocial, est aussi witzig (spirituel) et Freud rapporte même une objection qu’on lui a faite : « daß der Traümer oft zu witzig erscheine [12]». Mais le rêveur, loin du jeu social, est selon Freud contraint au Witz, car le chemin le plus direct pour exprimer sa pensée lui est fermé. Freud utilise ici aussi la métaphore chimique : cette chimie sous forme de fragmentation et réunion de syllabes (eine wahre Silbenchemie) sert à jouer avec les mots.

Si les analogies entre le Witz romantique et le Witz freudien sont proches, les différences entre les deux formes d’ironie sont notables. Freud a tout d’abord étudié tout d’abord l’humour Der Humor (1927)[13] sur le plan économique, montrant que le gain de plaisir émanait d’une économie de dépense affective. Le surmoi vient au secours du Moi offensé pour restaurer son narcissisme et l’humoriste se dégage ainsi des affects pénibles que la situation devrait imposer par une plaisanterie. Le Moi se refuse à se laisser offenser, affirme ainsi son invulnérabilité narcissique avec sur le plan dynamique un déplacement sur le surmoi qui grandit[14]. Si le masochisme sauve son propre moi dans l’humour, c’est le sadisme vis-à-vis de l’autre qui est à l’œuvre dans l’ironie. En effet, celle-ci est un jeu à trois, entre un ironique, un spectateur et une cible. Parmi les quatre figures de style utilisées (l’hyperbole, la parodie, la litote, l’antiphrase) c’est cette dernière qui est la plus fréquente. Dire le contraire de ce que l’on pense relève de la négation Verneinung mais dans ce cas consciente. L’énonciation est double et secrète[15] et doit déclencher une réaction complexe chez l’autre, mélange de malaise, de stimulation intellectuelle et de déchiffrage, d’admiration pour le génie ludique de l’ironiste et de jouissance sadique aux dépens d’un tiers. Rendre lucide en introduisant la négation en reste le procédé majeur. La Verneignung est issue d’un processus rhétorique. De même la technique psychanalyse a été souvent comparée à la maïeutique et à l’ironie socratique (faire accoucher de ce que l’analysant ne sait pas consciemment et feindre l’ignorance pour atteindre le savoir). L’ironie freudienne est en ce sens proche de l’ironie rhétorique de Cicéron ou de Quintilien et de l’ironie socratique. Il est en autre pour l’ironie romantique. Schlegel en donne une autre définition, la démarquant de l’ironie rhétorique, l’appliquant justement à la poésie et à la philosophie dans le célèbre fragment critique 42[16]. C’est dans la philosophie que l’ironie est à l’œuvre  « continûment en tout et partout » (en non par traits rhétoriques, tropes ou figures) et Schlegel précise que :

La philosophie est la véritable patrie de l’ironie, que l’on aimerait définir comme beauté logique […] La poésie seule peut ici aussi s’élever à la hauteur de la philosophie et n’est pas, comme la rhétorique, fondée sur des passages ironiques. Il y a des poèmes anciens et modernes qui répandent de tous les côtés et partout le souffle divin de l’ironie. Une authentique bouffonnerie transcendantale vit en eux.

Humaine et divine, l’ironie schlegelienne anime  un bouffon italien d’un souffle divin. Et intérieurement, cette bouffonnerie transcendantale est animée par la Stimmung qui survole tout (welche alles übersicht). Cette union paradoxale et du moins surprenante du divin et de la bouffonnerie est caractéristique de l’ironie, qui tente de réunir des moments  contradictoires opposés, dans un accord affectif, une tonalité harmonieuse. Pour Solger, théoricien de l’ironie, l’ironie est un Blitz qui anéantit tout, une tension, un instantané qui dévoile la prétention d’une réflexion installée dans la temporalité et qui rate l’absolu[17]. L’ironie est une perte de l’idée par négation (Aufhebung) et une pénétration de l’idée par la réalité, ce que Solger appelle aussi enthousiasme (Begeisterung)[18]. Ces conceptions romantiques de l’ironie sont donc beaucoup plus proches de la philosophie idéaliste allemande que de la théorie sado-masochiste freudienne, même si celle-ci fait appel à la rhétorique. Notons enfin que Lacan a situé l’ironie plutôt du côté de la psychose, différenciant le Witz du néologisme psychotique, qui se s’adresse pas à l’Autre, où certains néologismes ou holophrases (emploi d’un mot pour une phrase) traduisent un décalage entre le discours et la réalité et un échec de la symbolisation (Verwerfung).



[1] Traduit en français par Marie BONAPARTE et M. NATHAN en 1930 par : Le mot d’esprit et sa relation à l’inconscient.

[2] Dont le premier mot d’esprit célèbre est de l’ordre de l’humour macabre : « Comment allez-vous ? demande l’aveugle au paralytique. Comme vous le voyez ! répond ce dernier à l’aveugle ».

[3] FREUD, Sigmund, Zur Psychopathologie des Alltagslebens (1901), Psychopathologie de la vie quotidienne, Paris, Payot, 1948, p. 250.

[4] HEINE, Heinrich, Les bains de Lucques, extraits des Reisebilder, Les documents de la Bibliothèque de l’Ecole de la Cause freudienne, n°2, Paris, 1993, p. 34.

[5] LACAN, Jacques, Séminaire V, 1957,  Les formations de l’inconscient, Paris, Seuil, 1998, pp. 21-23.

[6] LACOUE LABARTHE Ph. / NANCY J.-L., L’Absolu littéraire, Op. Cit.  pp. 74-77.

[7]Voir : Dictionnaire des intraduisibles, Vocabulaire européen des philosophes, sous la direction de Barbara CASSIN, article Mot d’esprit (Wit, Witz, Ingenium).

[8] NOVALIS, Kleine Schriften,  Blütenstaub, Petits écrits, Grains de pollen,  Paris, Aubier Montaigne bilingue, Traduction Geneviève BIANQUIS, pp. 52-53.

[9] Ibid., pp. 44-45.

[10] BOTET, Serge, Le premier romantisme, chapitre 7, p. 97.

[11] GOMBRICH, Ernst Hans, Le mot d’esprit comme paradigme de l’œuvre  d’art : les théories esthétiques de Freud, conférence prononcée à Vienne en mai 1981 pour le 125e anniversaire de la naissance de Freud, dans GOMBRIH l’essentiel, Paris, Phaidon, 2003. p. 189.

[12] Traumdeutung, Op. Cit. p.258, note 1.

[13] Publié en français en 1930 avec le mot d’esprit avec les mêmes traducteurs.

[14] C’est l’exemple du condamné à mort un lundi qui dit : « La semaine commence bien ».

[15] EIGUER, Alberto, Le cynique pervers, Paris, L’Harmattan, 1995, pp. 150- 153.

[16] SCHLEGEL, Friedrich, Fragments, Traduction Charles Le Blanc, Paris, José Corti, 1996, p. 105.

[17] BOTET, Serge, Op. Cit.,  pp. 74-75.

[18] Voir Walter BIEMEL, L’ironie romantique et la philosophie de l’idéalisme allemand, dans : Revue philosophique de Louvain, Troisième  série, Tome 61, n° 72, 1963, pp. 627-643.